Avec le Crumbler,
le pain se mange sans fin

©Jean-Luc Flemal

©Jean-Luc Flemal

Artisan boulanger, Philippe Delogne ne savait que faire de ses pains invendus. Il est le premier Belge à utiliser le Crumbler, un appareil qui permet d'obtenir une farine "recyclée".

Reportage 

Gilles Toussaint

Les traits sont tirés, mais le visage souriant. Philippe Delogne nous accueille dans la petite cuisine qui jouxte l'atelier de la boulangerie familiale, située au centre de la rue principale de Vresse-sur-Semois. « On est la 4e génération, explique-t-il, la maison arrive à ses 120 ans d'existence. » « On », c'est une équipe dont font partie son épouse, une vendeuse « et deux stagiaires à l'atelier pour le moment ».

« Je suis le dernier boulanger artisanal de la commune », poursuit-il, en regrettant cette situation. La concurrence des boulangeries industrielles se fait ressentir, ainsi que la tendance des communes ardennaises à se transformer en « villages dortoirs ». Et puis, ce métier qu'il exerce depuis l'âge de 15 ans est exigeant et demande beaucoup de sacrifices. Les jeunes candidats boulangers se font très rares...

« Fait maison » et chasse aux déchets

Philippe pour sa part s'est donné pour ligne de conduite de proposer essentiellement du « fait maison » réalisé avec des produits de qualité. Des critères auxquels est venu s'ajouter un souci pour le bien-être animal -­ il n'utilise plus que des œufs issus d'un élevage en plein air ­- et pour la lutte contre le gaspillage alimentaire et les déchets inutiles.

« Je trouve normal de se préoccuper des conditions de vie des animaux, même si un œuf me coûte le double du prix. On essaie aussi de jeter le moins possible et de recycler au maximum. Il y a beaucoup de jetable dans le matériel que nous achetons. Les porte-lames qu'on utilise pour entailler les baguettes et le pain, par exemple. Ça a l'air insignifiant mais vous arrivez vite à de grosses quantités de plastique. J'ai trouvé un appareil avec des lames remplaçables lors d'un salon à Paris. Cela fait 5 ou 6 ans que je m'en sers et j'essaie de convaincre des collègues de l'utiliser aussi. »

Une philosophie qui l'a également amené à se mettre en contact avec les développeurs de l'application « Too Good to go », qui permet aux commerçants affiliés de proposer le jour même des « paniers surprises » constitués d'aliments invendus aux utilisateurs de l'appli'. « Malheureusement, leur système de colis n'est pas vraiment adapté aux boulangeries », regrette-t-il, en espérant voir émerger une formule qui colle davantage aux réalités de son activité.

Une deuxième vie pour le pain invendu

Depuis quelques semaines, Philippe Delogne est aussi le premier boulanger belge à utiliser le « Crumbler ». Développé par l'entreprise française Expliceat (lire ci-dessous), cet appareil qui ressemble à une sorte de gros mixer permet de récupérer les pains qui n'ont pas trouvé preneur pour en refaire une sorte de farine.

« Je l'ai découvert comme tout le monde via une vidéo qui est devenue virale sur Facebook, raconte-t-il. Je les ai contactés aussi vite et on a conclu le marché dans la semaine. C'est amusant parce que dans le même temps, je recevais des messages de pleins d'amis ou de connaissances qui pensaient que cela pourrait m'intéresser. » La machine lui a coûté environ 2000 euros, ce qui reste « de l'ordre du petit matériel en boulangerie. C'est loin d'être la plus chère ».

"C'est un peu dommage de donner du bon pain aux moutons alors qu'il est encore consommable." 
Philippe Delogne, artisan boulanger à Vresse-sur-Semois.

La production de la boulangerie varie énormément, explique Philippe. « La demande est liée à l'affluence touristique et la météo joue donc beaucoup. Le week-end dernier, par exemple, je me suis retrouvé avec 40 pains en trop car je m'étais basé sur les jours de la semaine où il avait fait beau. Tout cela, c'est du déchet. J'ai bien la possibilité d'en donner à des clients qui ont des animaux comme des moutons, mais c'est une perte à 100 %. »

Depuis quelques semaines, il teste donc cet engin somme toute assez basique. Après avoir laissé sécher durant quelques jours les baguettes, pains et autres pistolets invendus, il passe ceux-ci dans le Crumbler qui lui permet de réaliser un broyage très fin. « J'obtiens une nouvelle matière première qui ressemble à une sorte de chapelure. Je pourrai la vendre telle quelle, à des restaurateurs ou des bouchers. C'est mieux qu'une chapelure industrielle à laquelle on ajoute des adjuvants et je peux garantir sa traçabilité. Mais je peux également l'utiliser comme un ingrédient de base complet. »

Jusqu'ici, Philippe s'est principalement essayé à une recette de cookies proposée par le fabricant du Crumbler et qu'il a améliorée. Mais il a d'autres idées en tête qu'il compte bien expérimenter.

"C'est une nouvelle matière première qu'il faut apprendre à travailler."
Philippe Delogne

« Elle n'a plus exactement les mêmes propriétés que la farine et je n'en suis encore qu'au début », souligne Philippe qui envisage de tester un pain réalisé à 50 % à base de cette mouture, ainsi qu'une spécialité française dans laquelle il pourrait faire une pâte à partir des restes de croissants et de pains briochés, ré-enrichie avec des œufs et du lait. « Cela donne une espèce de cake qu'ils appellent pudding ».

Partager avec les collègues

Pour développer voire échanger ces recettes, Philippe compte aussi s'appuyer sur la communauté Facebook créée par les utilisateurs de l'appareil. « C'est quelque chose d'important aussi car cela crée du lien dans la profession », insiste-t-il. Et si d'autres boulangers curieux sont intéressés par le Crumbler, il sera « content de leur filer les infos ». « Pour moi, ce sont des collègues. On n’est plus assez nombreux pour se considérer comme des concurrents. Et je suis toujours heureux de partager avec eux. »

La démarche anti-gaspi qui l'a amené à investir dans le Crumbler est motivée par des convictions personnelles plus que commerciales, explique-t-il encore. S'il communiquera peut-être sur le sujet une fois que l'offre de ces produits à base de farine « recyclée » sera aboutie, il n'en attend pas forcément de grosses retombées. L'important à ses yeux est de continuer à servir à ses clients des pains et des pâtisseries qui leur donnent satisfaction. « La mentalité des gens évolue, mais on n'en est qu'au début. Je ne pense pas que tout le monde soit réellement impliqué par rapport à ces questions. J'ai fait ce choix surtout pour moi, parce qu'il est conforme à ma philosophie de travail. »

Photos : Jean-Luc Flemal
Vidéo : Semra Desovali

Lutter contre le gaspillage, un vrai métier

A l'origine du Crumbler, on trouve la petite société française Expliceat créée il y a trois ans et qui réunit aujourd'hui une équipe de sept personnes. « Le cœur de notre métier, c'est la lutte contre le gaspillage alimentaire, explique son fondateur, Franck Wallet. Nous essayons de proposer des solutions innovantes pour le réduire, on travaille par exemple sur des chips à base d'épluchures. La lutte contre ce gaspillage passe par des solutions techniques comme le Crumbler, mais aussi par la sensibilisation car il faut que les gens puissent comprendre les tenants et les aboutissants du problème : quelles sont les causes, les conséquences et les solutions. Une fois que tout le monde en a pris conscience, on a fait un grand pas en avant. On organise beaucoup d'ateliers dans le secteur scolaire, les hôpitaux, les établissements pour personnes âgées. Et nous réalisons également des audits pour les collectivités et les entreprises. »

L'idée de fabriquer cette broyeuse pour les boulangers a vu le jour de façon très empirique, poursuit ce jeune ingénieur en Systèmes urbains. « Je collecte moi-même du pain en tant que bénévole auprès de diverses associations et je me suis rendu compte qu'il y avait tellement de surplus que tout ne pouvait pas être redistribué. Au début, j'en ai récupéré pour faire du pain perdu, puis en réfléchissant de fil en aiguille j'ai essayé d'en mettre dans mon mixer de cuisine et j'ai obtenu cette espèce de farine avec laquelle j'ai testé des petites recettes. J'ai vu que ça fonctionnait et je suis donc allé voir des boulangers, ce qui m'a permis de me rendre compte qu'ils ne disposaient pas d'équipement pour broyer eux-mêmes de gros volumes de pain. C'est tout simple en fait, à se demander pourquoi ça n'a pas été fait plus tôt. »

Créer un cercle vertueux

Une vidéo filmée chez un de ces boulangers pionniers a rencontré un succès foudroyant sur les réseaux sociaux début janvier. En quelques semaines, une cinquantaine de Crumbler ont été commandés. L'appareil est décliné en deux versions : une pour les boulangeries artisanales; l'autre, plus puissante, dédiée aux structures industrielles. « On ne s'attendait pas à ce que ce soit aussi rapide, sourit M. Wallet. Aujourd'hui, le concept a fait ses preuves et les boulangers commencent à se parler entre eux, c'est un cercle vertueux qui se crée. Tous les retours que nous recevons sont ultra-positifs, c'est encourageant. »

Chaque utilisateur s'en sert à des fins différentes, ajoute-t-il. « Certains pour faire du pain, d'autres de la pâtisserie, d'autres encore pour les deux, mais globalement tout le monde est satisfait car l’appareil leur évite de jeter de la nourriture et leur permet de faire des économies, mine de rien. »

Expliceat travaille à présent au développement d'une véritable communauté d'utilisateurs du Crumbler pour encourager les échanges et exploiter au maximum les possibilités offertes par cette farine recyclée. « Plus ils seront nombreux, plus ce sera pertinent », conclut notre interlocuteur.