La coloc s’ouvre aux réfugiés

Kologa est une jeune association qui permet à des personnes réfugiées de rejoindre des colocations bruxelloises. Objectifs : créer du goût pour la diversité, s’ouvrir aux réalités de l’autre et instaurer une relation authentique au-delà des a priori.
Rencontre avec Ammar et ses colocataires, le temps d’un repas.

Reportage 

Lauranne Garitte

Alors que de nombreux yeux sont rivés sur les écrans pour suivre le match qui oppose l’Angleterre à la Colombie en huitièmes de finale de la Coupe du monde, Félix est seul aux fourneaux en ce jeudi soir de juin. « Je ne garantis pas que le résultat sera excellent », nous confie-t-il, après nous avoir invités à manger.
Ses colocataires, avec qui il partage un appartement situé à quelques encablures du quartier européen, ne vont pas tarder à rentrer du boulot pour partager le repas.

Parmi eux, il y a Laurent, avocat, Jasmine qui travaille pour la Commission européenne, Félix, lobbyiste et Ammar, menuisier. Guillaume, un ingénieur informaticien, partage habituellement aussi les lieux, mais il est en vacances. Voilà donc une « coloc’ » somme toute classique où, à tour de rôle, chacun se désigne « chef coq d’un soir » pour la communauté. Mais cette colocation a ceci d’un peu particulier que depuis huit mois, elle compte parmi ses locataires Ammar, un réfugié syrien âgé de 29 ans.

Ne vous méprenez pas, ces jeunes n’hébergent pas occasionnellement un migrant via la Plateforme Citoyenne de Soutien aux Réfugiés, mais participent au projet-pilote de Kologa, une association qui permet à des personnes réfugiées d’intégrer des colocations bruxelloises sur le long terme.

Trois jeunes à la base du projet

Occupé à touiller dans une sauce végétarienne, Félix revient sur la genèse du projet : « Samuel Halen, un ami d’université, avait déjà travaillé dans le secteur et voulait proposer une solution innovante à la problématique migratoire. Il a alors participé au Déclic Tour (une formation itinérante visant à faire émerger des projets d’entrepreneuriat social NdlR) et a lancé Kologa. Un projet que j’ai rejoint en septembre 2017. Et quelques mois plus tard, Anaïs a proposé de mettre ses connaissances juridiques au profit de la plateforme. »

Pendant ce petit historique, Ammar s’active pour mettre la table et sortir du frigo tous les plats qu’il a cuisinés. « Avec Ammar, on est toujours sûrs qu’il y aura assez à manger, rigole Laurent. Il prépare pour dix quand on est cinq. »

Bien plus qu’un « matching »

Actuellement, deux colocations pilotes sont en place depuis près d’un an. Le temps qu’il a fallu à l’équipe de Kologa (dont les membres travaillent pour la plupart à 4/5 e temps) pour mettre sur pied une méthodologie bien ficelée.

Aujourd’hui, leur mission se segmente en quatre étapes : la mise en contact, l’accompagnement, l’outillage et le soutien.

Lors d’un rendez-vous collectif ou individuel, l’équipe de Kologa organise les rencontres entre les colocations et les personnes réfugiées, en fonction de leurs profils, de leurs envies et de leurs intérêts.

« Nous avons désormais un large réseau d’associations actives pour les réfugiés, qui nous réfèrent les personnes désireuses de rejoindre une colocation », détaille Félix. Les trois membres de Kologa s’engagent ensuite à accompagner le nouveau colocataire dans ses démarches juridiques et administratives telles que la lecture et la signature d’un contrat de bail, les informations relatives à la garantie locative, etc.
Pour que la cohabitation se passe au mieux, Kologa propose aussi des ateliers d’intelligence collective au service de la vie en groupe. Enfin, l’équipe réalise un suivi régulier de chaque colocation dans la durée, en proposant notamment une médiation en cas de difficultés.

Habiter en colocation : le flou juridique

Le projet de Kologa s’adresse aux personnes réfugiées, c’est-à-dire celles et ceux qui ont obtenu un droit de séjour de cinq ans parce qu’elles risquent des persécutions dans leur pays d’origine. Il s’adresse aussi aux personnes détenant le statut de « protection subsidiaire » qui est proposé lorsqu’il y a une raison de croire que la personne court un risque réel en retournant dans son pays d’origine. Côté juridique, donc, aucun souci à s’entourer d’un colocataire réfugié.

C’est toutefois le flou juridique autour du statut « de personne cohabitante » ou de « personne isolée » qui peut poser problème. Il n’y a aujourd’hui pas de différence légale entre la colocation de membres d’une même famille et de personnes isolées. Résultat : si l’un des cohabitants ou des colocataires perçoit des allocations de chômage ou des indemnités d’invalidité, celles-ci peuvent être moins importantes en fonction du statut de la personne. En effet, si la personne est considérée comme cohabitante, ses allocations ou indemnités sont largement moins importantes que si elle est considérée comme isolée. Or, dans une colocation, bien souvent, chacun vit de façon indépendante financièrement.

Kologa prévoit donc d’entrer prochainement en contact avec les CPAS et de trouver des pistes pour une coopération.

Une ouverture à la culture belge

Jusqu’ici, dans la colocation qu’Ammar a rejointe, pas de nuage à l’horizon. La décision d’accueillir un réfugié s’est faite à l’unanimité. « Il était important pour nous que tout le monde soit d’accord », souligne Jasmine. En rencontrant de potentiels futurs colocataires réfugiés ou non, le choix s’est naturellement porté sur Ammar. « Il était en Belgique depuis deux ans, et habitait seul, explique Félix. Mais ce mode de vie ne lui convenait pas. Il était en recherche de lien social avec des Belges, pour s’ouvrir à la culture belge et notamment améliorer son français. Ces motivations nous ont directement plu. »

Au quotidien, la présence d’Ammar ne change pas grand-chose pour ces jeunes qui vivent déjà de façon assez indépendante les uns des autres. « Ce n’est pas un gros investissement, note Jasmine.  De temps en temps, nous l’aidons pour des tâches du quotidien plus complexes, comme des virements en ligne ou la lecture de courrier, vu la barrière de la culture ou de la langue. Mais en fait, nous ferions la même chose avec un colocataire belge. »

Au-delà des frontières

Le score du match est toujours de 0-0. Episodiquement, Jasmine et Laurent zyeutent sur leur smartphone pour consulter le résultat pendant le repas. Il faut dire que cela concerne la jeune fille qui est originaire de Londres. Félix et Ammar, pendant ce temps, fouillent dans leurs souvenirs de bons moments passés ensemble.

« On a fêté Noël entre colocs. C’était super vu qu’Ammar ne connaissait pas cette tradition. »
Félix, colocataire.

Jasmine se rappelle quant à elle d’un thé partagé avec Ammar autour d’une discussion sur le conflit syrien : « En échangeant avec lui, j’ai pu appréhender très concrètement et sans filtre des médias, ce qui se passe là-bas. Ça m’a ouvert les yeux... »

Un moyen d’intégration

Alors que les rayons du soleil percent les nombreuses vitres du salon et de la salle à manger, Ammar, lui aussi, revient sur son expérience.« J’ai voulu rejoindre la colocation car j’aime parler avec les gens, je n’aime pas rester seul », confie-t-il.

« Le plus important pour entrer dans la société belge, c’est d’être en contact avec des Belges et pas seulement avec des personnes qui parlent arabe. La colocation est un excellent moyen de s’entourer de Belges ou d’Européens. »
Ammar, réfugié.

Ce forgeron de formation apprend aujourd’hui le métier de menuisier et travaille depuis quelques mois. En couple avec une francophone et grâce aux échanges avec ses colocataires, le jeune Syrien améliore chaque jour son français. Et il n’a rien à redire du projet.

« Tout est positif pour le moment. Il n’y a pas de négatif. »
Ammar

De nature plutôt hyperactive, Ammar déteste rester sans rien faire. « Il n’est presque jamais à la coloc', remarque Laurent, il a un agenda de ministre, entre son boulot et ses amis. » D’ailleurs, pas toujours facile de planifier un repas avec lui. Ce soir, Ammar a déjà prévu de rejoindre des amis. Le sourire aux lèvres, il nous salue et nous remercie, dans un excellent français, avant de claquer la porte et de poursuivre la construction de son quotidien belge.

Et après ?

Pour le moment, deux colocations pilotes participent au projet Kologa. L’aventure est désormais ouverte à d’autres colocations bruxelloises. L'objectif est d'atteindre 25 colocations en décembre 2019.
Pour y arriver, l’équipe compte travailler sur trois chantiers dans les mois à venir :

Dialoguer. Entrer en contact avec les CPAS et engager un dialogue constructif en vue d’une possible coopération notamment sur le sujet du statut de « personne cohabitante » et « personne isolée » ;

Partenariats. Rechercher, notamment via Facebook, de nouvelles colocations dans lesquelles une place se libère, et des réfugiés intéressés par le projet via les associations impliquées dans le secteur ;

Financement. Partir en quête de subsides car, pour le moment, Kologa ne bénéficie d’aucune source de financement extérieur.

(Photo : Anaïs Feyens, Félix Mailleux et Samuel Halen, les chevilles ouvrières de Kologa)