Le "65 Degrés",
un resto vraiment différent
Un nouvel établissement vient d'ouvrir ses portes à Bruxelles. Il sera tenu par une équipe majoritairement composée de personnes porteuses d'un handicap mental.
Un projet emballant qui veut démontrer que la bonne recette, c'est l'inclusion.
Reportage
« Valentin, on a un problème, on n'a pas de pain... » Il est bientôt midi et les préparatifs battent leur plein au numéro 173 de l'Avenue Louise. Dans la salle, l'équipe s'active pour mettre la dernière main à des tables qui sont déjà impeccablement dressées. Derrière le comptoir central, Marie-Sophie termine avec soin le dressage d'appétissantes mises en bouche qui vont être proposées aux clients. Comme les jours précédents, le service de ce midi fait office de répétition générale pour le « 65 Degrés », qui ouvre officiellement ses portes ce lundi 17 septembre.
Cette semaine, toutes les tables étaient réservées, se réjouit Valentin Cogels, l'un des cofondateurs du projet. « Ce sont majoritairement des proches, parfois accompagnés de leurs propres connaissances, qui nous donnent leur feed-back. Cela nous permet de tester le projet et de corriger nos premières erreurs. »
Et jusqu'à présent, les retours sont très positifs, embraie sa comparse Adélaïde : « Une amie est venue et elle m'a dit dit que c'était un déjeuner chouette et apaisant ! »
Un projet de couples
Intérieur chic etsobre, menu trois services de niveau gastronomique... Rien a priori ne distingue le « 65 Degrés » d'un autre restaurant, si ce n'est un détail de taille: les deux tiers de l'équipe sont des personnes porteuses d'un handicap mental.
L'idée est née il y a un an et demi au détour d'une rencontre avec un couple de Nantais expatriés à Bruxelles, raconte Valentin. « Avec mon épouse Laure, nous avions vu un reportage sur « Le reflet », un restaurant dont le personnel est majoritairement composé de personnes trisomiques. On a trouvé cela formidable et on s'est dit que c'est quelque chose que l'on devrait faire ici. Adélaïde et Donatien nous ont expliqué qu'ils connaissaient très bien ce projet et qu'eux aussi rêvaient de faire la même chose. On s'est dit qu'on avait la petite quarantaine, qu'on avait assez bien réussi nos vies professionnelles et que c'était le moment de dégager un peu de temps pour faire autre chose. »
Une entreprise comme une autre
Ne restait donc plus qu'à se lancer… Très vite, les deux couples - qui ont pour autre point commun un engagement bénévole dans l'accompagnement de personnes atteintes de maladie ou d'un handicap - décident de s'orienter vers une forme d'établissement haut de gamme « plutôt qu'un fast-food ou un café ». Pas par snobisme, mais par volonté « d'attirer des décideurs, des chefs d'entreprise, des avocats. Des gens chez qui l'on peut peut-être changer la perception qu'ils ont du handicapé et du travail. Et qui ont eux-mêmes de l'influence », argumente celui qui est aussi le CEO du site Immoweb.
Le choix de proposer une cuisine gastronomique, qualitative, relève de la même logique : « On veut rester très loin de la justification 'Ok, c'est des handicapés, donc on peut rater ceci ou cela'. »
« On veut que les gens viennent au restaurant pour passer un bon moment gastronomique. Pas au restaurant des handicapés.»
Encore trop souvent, le handicap est associé à une image de travail bénévole ou d'atelier protégé, ajoute Adélaïde Aymer de la Chevalerie. « Nous on veut emmener le handicap dans le milieu de l'entreprise, qui doit être rentable. Il faut normaliser cela, comme cela se fait dans plein d'autres pays où il est normal de croiser des personnes porteuses d'un handicap dans les activités de la vie quotidienne. On a envie de montrer que c'est possible et on espère que ce projet en fera émerger d'autres. »
Viser l'autonomie financière
Le « 65 Degrés » étant sous statut d'ASBL, aucun profit ne sera redistribué. Mais il devra générer des moyens suffisants pour assurer sa subsistance et son développement.
Pour démarrer cette aventure, il a fallu lever des financements afin de couvrir les 200 000 euros nécessaires. Les quatre fondateurs ont pu compter sur le soutien de certains philanthropes, ainsi que sur celui des services de la Cocof, et contracter un emprunt auprès de la banque Triodos grâce à l'appui du Fonds bruxellois de garantie. Mais ils sont toujours à la recherche de supports dans le monde de l'entreprise. « Si vos lecteurs sont intéressés, ils sont bienvenus », glisse Valentin en souriant.
Les principales difficultés, enchaîne-t-il, auront finalement été de trouver un lieu et de racheter un fonds de commerce. Et de pointer également du doigt le temps nécessaire pour que les démarches se concrétisent, même quand les acteurs sont de bonne volonté. « C'est lié à la complexité des législations et à la multiplicité des autorités. Mais c'est le cas pour tous les projets d'entreprises. »
Pour Massimo, ce n'est "pas plus compliqué que travailler avec des personnes valides"
Quand il a eu vent du projet « 65 degrés », Massimo Pellegrino (avec une barbe, au centre de la photo) a rapidement contacté Valentin et Adélaïde pour leur faire part de son intérêt pour le projet. Après plusieurs années passées comme consultant dans l'Horeca, « j'étais dans une réorientation de carrière et je souhaitais mettre mon expérience au profit de quelque chose qui me parle », explique sobrement celui qui est devenu à la fois le chef de salle et le manager-directeur du restaurant. « Après une demi-heure de discussion, c'était une évidence de travailler ensemble », sourit-il.
Un choix qu'il ne regrette pas. « Au quotidien, c'est une expérience fabuleuse. Je n'ai pas l'impression d'être au boulot en fait. »
Bien sûr, il avait certaines craintes au moment d'aborder ce changement avec ces collègues de travail quelque peu « différents ». « Je m'interrogeais notamment sur mes propres réactions vis-à-vis d'eux, mais cela se passe très très bien, en fait. Le secret, c'est de rester calme et serein. Ils ont confiance en moi et c'est génial. Honnêtement, je ne pense pas que ce serait plus compliqué ou moins compliqué avec une équipe composée de personnes valides. Il y aurait d'autres difficultés. »
"En fait, j'ai un chromosome en plus. Et ce chromosome, c'est d'être rayonnante, d'avoir la joie de vivre. J'exprime tout cela avec les gens."
Visiblement sous le charme, Massimo ne tarit pas d'éloges sur le travail réalisé par Marie-Sophie et de ses camarades. « Ils n'ont peur de rien. Quand je leur demande quelque chose, ils foncent. Ils ont envie d'apprendre, ils sont à l'écoute et quand ils réussissent un truc, c'est quelque chose de fabuleux pour eux ». Une motivation, estime-t-il, qu'on ne trouve pas forcément parmi le personnel classique.
Massimo se montre également impressionné par la rapidité avec laquelle son équipe fait l'apprentissage du métier. « Mon but, c'est de les faire évoluer. Et quand je vois le rythme des progrès accomplis en une semaine, je me dis que dans trois mois je ne devrai plus être présent le matin », rigole-t-il. « Ils m'apportent autant que je leur apporte et je suis convaincu qu'ils pourraient faire la même chose dans d'autres domaines. Je reçois un accueil fantastique le matin et quand, à 13h, on me fait une accolade en me disant 'J'adore travailler avec toi', cela vaut tout l'or du monde. »
Une équipe qui se complète
Former une équipe, par contre, ne s'est pas avéré trop compliqué. Composée de neuf personnes, elle comporte trois encadrants « valides » avec « une fibre sociale » qui pilotent le travail en salle et en cuisine. Et le courant passe visiblement très bien ! « On est très contents de l'équipe que l'on a formée », confirment Adélaïde et Valentin avec enthousiasme. L'essentiel, observent-ils, est d'identifier les talents.
39 euros - Dans un premier temps, le « 65 Degrés » n'ouvrira que le midi et proposera un menu trois services qui changera tous les 15 jours. Une carte confectionnée par le chef Nicolas Titeux dont le parcours est passé par quelques maisons étoilées.
Les autres membres, deux filles et quatre garçons, ont été recrutés par l'intermédiaire des ASBL Vivre et Grandir et Diversicom, qui font toutes les deux un travail remarquable, souligne Valentin Cogels. Ils bénéficient de contrats adaptés, qui leur permettentde conserver les avantages et indemnités liés à leur situation de handicap.
Les deux semaines de préouverture ont conforté les fondateurs dans leurs convictions : ces travailleurs quelque peu différents sont parfaitement à la hauteur des attentes. « Ils sont souriants, motivés, hyper-contents de venir bosser et déjà très autonomes », admire Adélaïde.
« C'est important de travailler, surtout en public. C'est une manière de reconnaître notre valeur et d'exprimer notre handicap. C'est merveilleux. Cela me permet d'être épanouie », confirme l'énergique Marie-Sophie.
« C'est vrai qu'on est bluffés, poursuit Valentin. Ce matin, Massimo, le chef de salle avait une obligation familiale. Donc pendant un moment, les jeunes ont été seuls. Je suis venu voir comment cela se passait et, en fait, ils bossaient. Ils savent ce qu'ils font, ils s'entraident. Ceux qui savent disent aux autres comment faire ou ce qu'il faut faire. Ils sont très loin d'être des faire-valoir. Au départ, on a aussi eu ce réflexe de se dire que l'on devait concevoir le projet pour pouvoir se débrouiller sans eux le cas échéant et qu'on les ferait progresser petit à petit. Mais aujourd'hui, au bout de quelques jours, on ne pourrait pas se débrouiller sans eux. Ils ont un rôle hyper-clair dans la gestion des tâches à réaliser. »
Et, à ceux qui caresseraient l'envie de monter un projet similaire, il ne donne qu'un conseil : « Osez ! »
Vidéo et photos : Valentine Van Vyve