Côte-à-Côte,
la maison des possibles
Une maison plutôt qu'une institution. C'est le projet proposé par Côte-à-côte à des adultes infirmes moteurs cérébraux.
A Louvain-la-Neuve, ils partagent une colocation avec des personnes valides.
L'initiative est inédite en Belgique.
Reportage
Valentine Van Vyve
“Quand on est assis tous les deux sur notre chaise à roulettes, je lui répète que l’on est pareils. Sauf que lui gagne: ses roulettes sont plus grandes que les miennes !” C’est avec cette anecdote qu’Emmanuelle Dedriche, la coordinatrice de l'ASBL Côte-à-côte, entame la discussion. Nicolas Delplace, assis dans sa voiturette en face d’elle, sourit. Atteint d’une infirmité motrice cérébrale (IMC), le jeune homme de 24 ans est arrivé dans la maison en juillet 2015. “C’est un cocon”, commente-t-il. Ici, il se sent “vraiment” chez lui. “Ça, c’est primordial pour chaque habitant.”
“Le but est d’être chez soi, avec ou sans handicap.”
Ils sont actuellement quinze, âgés de 22 à 42 ans : huit personnes avec un IMC, deux étudiants de l’UCL dont une espagnole, deux accompagnantes professionnelles et leur famille. “C’est une grande colocation mixte”, résume Emmanuelle Dedriche. Officiellement, Côte-à-côte est reconnu par l’AViQ (Agence wallonne pour une vie de qualité) comme un service de logement supervisé pour les personnes majeures.
Ce midi-là, ils sont sept autour de la table du déjeuner. Chacun a préparé sa popote. Il y a en plus de Nicolas, Léo, étudiant en deuxième master en histoire, Emilie, Aurélie, Pierre, Mégane et Myriam.
“C’est comme dans toutes les 'colocs', en fait. La vie s’organise assez naturellement”, explique Emmanuelle Dedriche. Une coloc' ordinaire pour un projet plutôt extraordinaire, dans le sens strict du terme, puisque la maison de Côte-à-côte est un modèle unique en son genre en Belgique. “Quand on est arrivé dans le paysage, les acteurs du secteur du handicap nous ont perçus comme des extraterrestres”, s’amuse la coordinatrice d’une maison qui se veut non institutionnelle.
“Tout diffère”, insiste Emmanuelle Dedriche. Ici, pas d’horaire strict ni de règle contraignante. Chacun vit sa vie, l’organise à son rythme, à sa mesure, selon ses envies. On n'oblige personne à se lever le matin. On ne force personne à sortir du fauteuil à éteindre la télé. “Il y a un règlement d’ordre intérieur et des règles de savoir-vivre et de respect de l’autre car on vit en communauté”, précise toutefois Nicolas. Ainsi qu’une présence souhaitée au repas du soir. “Mais on est flexible. Si un habitant va au théâtre ou au cinéma, pas de problème”, souligne encore la coordinatrice.
Pousser l’autonomie à l’extrême
La maison accueille actuellement huit personnes IMC dont les niveaux d’autonomie varient. La pièce de vie et la cuisine occupent, avec le bureau administratif, le rez-de-chaussée. “Tout est accessible”, insiste Emmanuelle Dedriche. La maison a en effet été pensée pour faciliter la vie des personnes en chaise. Pour la démonstration, Nicolas se meut dans la cuisine, allant de l’armoire qui contient la vaisselle, où il attrape une assiette, à l’évier, où il remplit un poêlon d’eau qu’il fait ensuite glisser sur le long plan de travail pour enfin le poser sur les taques chauffantes.
“Tout est mis en place pour qu’ils puissent faire preuve de la plus grande autonomie possible.”
Cela étant, les accompagnants sont présents 24h/24 - “et sept jours sur sept”, ajoute Nicolas - pour assister les habitants au besoin.
“J’ai besoin d’assistance pour m’habiller, me laver et me mettre au lit, explique Nicolas. Comme l’accompagnatrice ne peut pas se couper en quatre, j’organise cela avec une infirmière, quand c'est nécessaire - qui est rémunérée par la mutuelle. Pour le coucher, ça dépend de l’heure à laquelle je rentre. J’ai pris l’habitude de prévenir l’accompagnatrice de mon programme, par respect.”
Un miroir du handicap compliqué à gérer
Quand on lui demande si “ça roule”, Nicolas sourit. “Oui, forcément… c’est fou d’ailleurs la quantité d’expressions qui entrent dans ce registre”, fait-il remarquer espièglement en sortant de l’ascenseur. Celui-ci l’a emmené au premier étage, où il a sa chambre et sa salle de bains individuelle, comme quatre autres habitants et deux étudiants valides. Au deuxième, trois personnes plus autonomes occupent un appartement individuel. Le troisième étage est dédié aux accompagnatrices et à leur famille. Deux grandes terrasses surplombent la ville de Louvain-la-Neuve (lire ci-dessous). Le garage, au sous-sol, est lui aussi adapté à la mobilité en chaise.
Retour en cuisine car, depuis qu’il est ici, plutôt que de mettre au micro-ondes des plats préparés, Nicolas a pris le pli de cuisiner. Mais pour faire des pâtes, il prend presque une heure.
“L’horloge ne tourne pas à la même vitesse pour tout le monde.”
Si tout a été pensé pour s’adapter aux contraintes des personnes IMC, “il y a parfois des frustrations liées à la comparaison avec les autres : si eux parviennent à faire des choses qu’on ne parvient pas à faire”, soulève Nicolas. “Le moindre frein peut amener des frustrations, complète Emmanuelle Dedriche. Mais nous essayons d’être créatifs et inventifs pour apporter des solutions et aller de l’avant”.
Un saut en parachute pour l’un, mettre les pieds dans le mer pour l’autre… “Il n’y a pas de rêve trop fou !”
La plus grande difficulté de cette vie en communauté, c’est probablement “le miroir du handicap”, ou le fait d’y être “constamment confronté”, en observant les autres, poursuit Emmanuelle Dedriche.
Et puis, il y a les difficultés inhérentes à la vie en communauté. Comme dans toute colocation, “il y a des affinités avec certains et moins avec d’autres”, commente simplement le jeune homme.
Projet de vie ou tremplin
“On fait de l’accompagnement à la collectivité et individuel”, poursuit Emmanuelle Dedriche. Faire les courses, rédiger un CV, s’inscrire aux études, ou plus simplement organiser des activités de loisirs. “On les accompagne dans l’accomplissement d’objectifs de vie et les incite à avoir des projets, comme on le ferait avec nos enfants ou nos amis”, souligne-t-elle. Les accompagnants sont ainsi "les bras et les jambes" des moins valides.
La maison, si elle est un projet de vie pour certains habitants, peut aussi être un tremplin.
“J’ai commencé ici ma vie d’adulte.”
Nicolas est ainsi devenu assistant administratif chez Carmeuse, entreprise installée à Louvain-la-Neuve. “Je vais jusque là seul”, souligne-t-il. Il y travaille 13 heures par semaine, soit le maximum possible s’il veut conserver ses allocations de remplacement de revenus, voire son statut de personne handicapée. Ces heures d’activité professionnelle sont pour lui essentielles.
“J'aime rencontrer des personnes sans handicap, sortir de ce cadre, aller au-delà de la barrière du handicap.”
Le tavail est vecteur de rencontres au même titre que les soins, puisque le jeune homme est devenu un fan inconditionnel de l’équipe de basket de son kiné.
Le rêve un peu fou d’une dizaine de parents
“Tout est parti du rêve un peu fou d’une dizaine de parents d’enfants IMC.” Voilà comment Emmanuelle Dedriche conte l’histoire de Côte-à-côte. Ceux-ci ont fait le tour des institutions en imaginant le futur de leur enfant. “Ce qu’ils ont vu ne les a pas fait rêver”, commente la coordinatrice. Ils décident, en 2005, de fonder une ASBL qui permettra ensuite de faire sortir de terre leur projet : une maison dans laquelle leurs enfants devenus adultes pourraient vivre de manière autonome, comme n’importe quel individu.
Pendant dix ans, le rêve prendra forme : récolter les fonds, dénicher le terrain et enfin, construire le bâtiment - passif qui plus est. La maison, imposante bâtisse dotée de panneaux solaires, surplombe tant les rails du chemin de fer que le parking des bus de Louvain-la-Neuve. “C’est un lieu idéal : nous sommes à proximité des transports en commun, de nombreux commerces et restaurants, dans un centre-ville piéton”, souligne Emmanuelle Dedriche.
“Il y a le cinéma et le bowling aussi”, ajoute Nicolas delplace. Cependant, “on en veut toujours plus”, insiste la première. Et de soulever une série de détails qui font une énorme différence, lorsque l’on se déplace en chaise. Le dénivelé d’une rue, l’entrée surélevée des commerces... “Parfois, on invente l’accessibilité d’un endroit”, sourit Emmanuelle Dedriche.
Ne pas réinventer la roue
Emilie et Léo mangent dans la bonne humeur leur repas. Ce sont notamment leurs parents qui ont insufflé ce projet. Pour Nicolas par contre, être membre de cette colocation était un choix personnel, fait en concertation avec les assistants sociaux de son internat et de ses parents. “Ils ont pensé à mon avenir bien avant que la question ne se pose”, commente-t-il. “C’est une chance, car ce lieu, beaucoup d'adultes IMC le recherchent”. Douze personnes sont ainsi inscrites sur la liste d’attente, ce qui confirme l’attrait pour ce type de logement.
En cas de départ - cela s’est produit à trois reprises jusqu’à présent -, c’est l’ensemble des habitants qui choisit, de commun accord, le ou la remplaçant(e). “Les habitants ont le dernier mot puisque je ne vis pas ici. Ce qui prime, c’est le critère humain. La capacité du nouveau venu à vivre en communauté et son envie de s’inscrire dans un tel projet”, précise Emmanuelle Dedriche. Les accompagnants professionnels doivent eux-aussi convaincre le même jury, mais sont également sélectionnés, logiquement, sur base de leurs compétences.
D’ailleurs, l’AViQ considère Côte-à-côte comme un “concept à reproduire”, relate Emmanuelle Dedriche. “Il n’est pas nécessaire de réinventer la roue. Les parents qui ont inventé ce concept novateur en ont l’expérience et l’expertise. Ils souhaitent aujourd’hui donner un coup de pouce à ceux qui voudraient créer un lieu de vie semblable pour leur enfant.”
Côte-à-côte peut aussi être une étape vers un mode d’habitation plus autonome. “C’est un projet évolutif qui peut être adapté en fonction de l’expérience”, souligne Emmanuelle Dedriche. Et de prendre en exemple un habitant qui s’est désormais installé dans un appartement à proximité de la maison, bénéficiant encore d’un certain accompagnement de l’équipe.
Celle-ci est d’ailleurs jeune, ce qui évite d’être imprégné par “des schémas trop ancrés de ce que doit être l’accompagnement de personnes IMC, par la fatigue professionnelle ou une certaine lassitude”, estime Emmanuelle Dedriche. “La jeunesse des accompagnants permet aussi qu’une relation d’amitié et d’échange se tisse avec eux”, ajoute Nicolas. “A vrai dire, on éclate toutes les barrières. Ici, il n’y a pas de sacro-sainte distance entre le privé et le professionnel. Ce sont des rapports d’humain à humain”.
Les habitants de la maison “avancent ensemble, côte-à-côte”.
Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Jean-Christophe Guillaume