Paysans-Artisans à l'assaut de la grande distribution
En six ans à peine, la coopérative namuroise a connu un développement fulgurant.
Chantre des circuits courts et de l'agriculture paysanne, elle propose un modèle alternatif de production et de distribution, qui rapproche les producteurs et les citoyens.
Reportage
Comme beaucoup d’idées un peu folles, la coopérative “Paysans-Artisans” est née dans l’esprit de quelques copains “en buvant des coups”. Elle a mis un ou deux ans à mûrir puis, “on a démarré en 2013”, raconte Benoît Dave, l’un des cofondateurs.
“Habitant tous plus ou moins la même rue d’un hameau de Floreffe (en province de Namur), on était assez militants et proches du milieu rural. Le fait de voir disparaître les fermes les unes après les autres nous interpellait mais, dans le même temps, on voyait que quelque chose était en train de se passer. On voyait apparaître de plus en plus de nouveaux petits producteurs : des maraîchers, des brasseurs, des fromagers… Et de leur côté, les consommateurs commençaient à ne plus trop avoir confiance dans la bouffe industrielle. On s’est donc dit qu’il y avait quelque chose à faire pour changer le système de production et de distribution en partant de la base, c’est-à-dire des paysans.”
“Quand tu vois que cinq enseignes représentent 82 % de la distribution alimentaire en Belgique, c’est complètement déséquilibré. C’est eux qui dirigent complètement la manœuvre et qui étouffent l’agriculture, en fait.”
Au printemps 2013, une centaine de coopérateurs – “nos potes, les amis de nos potes et les amis des amis de nos potes” – et une vingtaine d’agriculteurs portaient officiellement le projet sur les fonts baptismaux avec une ambition collective : professionnaliser le système de circuit court en lui donnant une réelle assise économique. Six ans plus tard, l’objectif est atteint et même largement dépassé.
D’une roulotte à trois magasins…
“On a débuté dans une roulotte installée dans une prairie à côté de l’église, se remémore en souriant Benoît Dave, bénissant la clémence de la météo cet été-là. Une fois par semaine, les gens venaient y retirer les commandes qu’ils avaient passées en ligne.” Des produits locaux, en partie bio ou en tout cas issus d’une production en qualité différenciée.
Le succès est immédiat et ne s’est pas démenti depuis lors. Le nombre de coopérateurs, de producteurs et d’acheteurs n’en finit pas de progresser.
18 - Paysans-Artisans compte aujourd'hui dix-huit points de dépôt où les clients peuvent retirer leurs commandes – les points de R’aliment – sur le territoire des neuf communes ciblées par la coopérative : Anhée, Yvoir, Floreffe, Fosses-la-Ville, Jemeppe-sur-Sambre, Sambreville, Mettet, Profondeville et Namur. Une zone géographique baptisée “La République”.
Attentive à la mixité sociale, la coopérative est notamment présente dans des quartiers populaires et collabore avec certains CPAS pour l'insertion de travailleurs.
“On a grandi par étapes, poursuit notre interlocuteur. On a d’abord été hébergés par l’Abbaye de Floreffe, qui nous a accueillis quasiment gratuitement. Puis, en 2016, on a conclu un bail emphytéotique avec les chemins de fer et on a pu emménager dans l’ancien magasin de marchandises de la gare de Floreffe, qui est devenu notre QG.”
Des bureaux, un atelier-cuisine partagé, un espace de préparation et de stockage des commandes, une salle de réunion – louée pour des banquets – qui accueille tous les vendredis soir “le resto des partisans” et son menu viande ou végé proposé à un prix très démocratique… Le site a demandé des travaux d’aménagement importants (400 000 euros) qui ont été financés par un appel à l’épargne citoyenne et grâce au précieux soutien de la Sowescom (la Société Wallonne d’Économie Sociale Marchande qui appuie le financement des projets d’économie sociale à raison de 1€ pour 1€ de capital apporté par les coopérateurs privés).
Pour sécuriser le capital apporté par les citoyens, une coopérative sœur, baptisée “Paysans-Artisans Invest”, a été créée. C’est par le biais de cette dernière que sont financés les projets de développement.
En 2017, un premier magasin ouvrait ses portes dans le centre de Namur, rapidement suivi par un autre à Jambes l’année suivante et un troisième, à Salzinnes, inauguré au début de ce mois d’octobre. Une évolution éclair que les fondateurs n’avaient pas imaginée.
“Aujourd’hui, notre activité de vente en ligne avec retrait dans les dix-huit points de dépôt a atteint un palier, elle est stable. La plus grande part du chiffre d’affaires vient désormais des magasins”, observe M. Dave.
“On a créé une communauté de producteurs et de consommateurs”
Témoignage
Après plusieurs années passées dans le secteur de l’éducation à l’environnement, Gilles Domange a ressenti le besoin “d’expérimenter les choses”. “Pour moi, il est essentiel de se réapproprier les savoir-faire pour construire un monde différent, le monde demain”, argumente-t-il. Un enjeu qui vaut pour tous les domaines où l’industrialisation et la mécanisation se sont imposées, ce qui est notamment le cas de la production alimentaire.
Un virage qu’il entame en douceur en se formant – en cours du soir – au métier de traiteur qu’il exercera dans un premier temps à titre complémentaire, avant de s’y consacrer à plein temps dans un centre d’accueil de classes vertes d’abord, puis pour le compte d’un magasin bio.
En 2017, alors qu’il commercialise déjà des plats – valorisant les produits locaux et de saison – sous son propre nom via le réseau Paysans-Artisans, il décide de franchir le pas et de rejoindre la cuisine partagée de la coopérative.
Un choix dont il se félicite aujourd’hui. Faire partie de ce mouvement, explique-t-il, “permet de travailler ensemble. On est une communauté de producteurs et l’on se rend compte qu’il existe justement toute une série de savoir-faire parmi nous. On se connaît, on échange… Petit à petit, on a aussi créé une communauté de consommateurs que l’on connaît. On crée des liens sociaux sur le territoire couvert par la coopérative.”
Construire une vision commune
Comme dans toute communauté, poursuit-il, “il peut y avoir des avis divergents, des ajustements à faire entre les personnes au sein de chaque filière”, mais globalement tout le monde tire sur la corde dans le même sens. “Je crois que la coopérative permet de co-construire cette vision commune. On sent bien que si l’on se tire dans les pattes, ce ne sera pas porteur.”
Disposer du système de commande en ligne de Paysans-Artisans – “qui a un peu une forme de grossiste” – facilite grandement la vie des petits artisans, souligne encore Gilles. “Cela nous simplifie vachement la vie car on ne doit plus tout aller livrer. On bénéficie de la force de ce réseau de distribution et de communication. Si l’on devait développer cela nous-mêmes, on atteindrait assez vite nos limites. Et puis,on peut aussi développer des outils en commun comme la future “bocalerie” et son système de consigne. De mon côté, nous avons déjà remplacé tous nos emballages en plastique par des bocaux, mais tant que la “bocalerie” n’est pas là, on doit les laver nous-mêmes, c’est assez lourd à gérer.”
Avec Jaja, son ancien stagiaire devenu son associé, le jeune traiteur se lance aujourd’hui dans la création d’une nouvelle structure qui prend elle aussi la forme d’une coopérative. Celle-ci disposera d’un espace propre dans le nouveau bâtiment de Paysans-Artisans, qui continuera à distribuer ses produits via son réseau. “Nous allons avoir une cuisine à nous, qui sera plus adaptée à notre activité de plats préparés. Cela doit nous permettre de nous diversifier petit à petit et d’amener autour de nous d’autres transformateurs. Parce qu’entre les producteurs et les magasins, il manque encore ce chaînon permettant de faire de la transformation à petite échelle. On pourrait, par exemple, proposer à un agriculteur qui produits des œufs de produire des quiches sous notre nom ou le sien à base de sa production. Cela ouvre des possibilités de diversification.”
Un projet économique et “politique”
Paysans-Artisans rassemble ainsi près de 800 coopérateurs (dont pas loin de 300 pour sa branche “invest”) et une centaine de producteurs. A ceux-ci viennent s’ajouter plusieurs centaines de bénévoles impliqués dans les points de R’aliment ou encore les marchés organisés une dizaine de fois par an. La coopérative emploie aujourd’hui directement 22 personnes, ainsi qu’une dizaine d’autres via le groupement d’employeurs qu’elle a mis sur pied avec une quinzaine de producteurs pour aider ceux-ci à répondre à leurs besoins de main-d’œuvre.
“On a vu que beaucoup de nos producteurs grandissent avec nous, mais ils n’ont pas toujours les moyens de réaliser un premier engagement, d’autant que c’est parfois pour du travail saisonnier. Avec le groupement d’employeurs, nous les déchargeons de cette gestion. Tous les six mois, nous faisons les horaires de ces travailleurs qui vont apporter leur aide aux producteurs qui en ont besoin. Ce sont souvent des jeunes et cela leur permet de disposer d’un contrat de travail régulier et d’être payés en suivant les barèmes normaux. Certains en profitent pour se former avant de lancer leur propre activité”, explique Benoît Dave.
Au sein de Paysans-Artisans, poursuit-il, c’est également le producteur qui fixe son prix de vente au particulier en prenant évidemment compte des prix pratiqués par les autres membres de la coopérative et/ou des prix du marché. “On veille à garder un certain équilibre pour éviter que certains ne cassent les prix et assurer un approvisionnement stable, mais le principe est simple : pour la vente en ligne, la coopérative prend 20 % pour financer son fonctionnement ; pour la vente en magasin, c’est 30 %.”
“On n’est pas dans une logique de repli identitaire. C’est bien que des échanges puissent se faire pour des produits que l’on ne trouve pas chez nous – comme du café, des oranges ou de l’huile d’arachide – pour autant qu’ils soient issus de filières qui partagent notre approche économique et sociale.”
Si, par cohérence avec la philosophie du circuit court, la coopérative travaille essentiellement avec des producteurs implantés sur le territoire de la “république”, elle a également établi certains partenariats avec des acteurs qui défendent des valeurs similaires à l’étranger.
Disséminer le modèle
Benoît Dave ne s’en cache pas, l’objectif de Paysans-Artisans est d’offrir une alternative au modèle capitaliste qui domine le secteur agroalimentaire. La coopérative entend multiplier les initiatives en partenariat avec des producteurs locaux et continuer à grandir, “tant qu’il y a un Carrefour debout”, rigole-t-il.
Dans le cadre de l’asbl 5C (Collectif des Coopératives Citoyennes pour le Circuit Court), elle soutient également des acteurs qui souhaitent enclencher la même dynamique sur d’autres territoires. “Cela nous permet d’échanger sur nos pratiques car on est plus malin ensemble que tout seul, mais également de mutualiser des outils comme notre système de vente en ligne. Si on veut produire de la viande ou fournir des légumes pour les cuisines de collectivités, il faut des équipements adaptés à la taille de nos producteurs.”
L’an prochain, un nouveau bâtiment sortira ainsi de terre. La Fabrique Circuit Court accueillera un petit abattoir, un atelier de découpe de viande et de charcuterie, une légumerie et une bocalerie qui permettront à Paysans-Artisans et aux coopératives partenaires de franchir un nouveau palier.
Vidéo et photos : Jean-Christophe Guillaume
Tchak ! Une revue paysanne et citoyenne
En partenariat avec une vingtaine d’autres organisations, Paysans-Artisans se lance également dans l’aventure de l’édition avec la création d’un magazine trimestriel qui sera distribué via les différents points de vente de la coopérative et quelques librairies indépendantes.
Baptisée Tchak !, cette revue sera entièrement consacrée aux enjeux de l’agriculture paysanne, de l’agroécologie, des circuits courts et des nouveaux modèles de production, distribution et consommation. "L’idée est de proposer un journalisme d’enquête sur les turpitudes et les boniments de l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution, résume Benoît Dave. On veut expliquer comment ce système fonctionne et montrer l’écart qui existe entre les discours lénifiants et la réalité. On a besoin de cet outil car on n’a jamais tant parlé d’agriculture et d’alimentation dans les médias qu’aujourd’hui, mais c’est la soupe des communicants, avec une approche qui est souvent très urbaine. Les gens ne savent plus comment on produit et comment on consomme. Leur préoccupation est avant tout axée sur l’environnement et leur bien-être. Il faut évidemment des connexions avec la ville, mais il faut avant tout partir des paysans et bosser avec eux."
Composée d’une petite équipe de journalistes, la rédaction de Tchak mettra aussi l’accent sur "un journalisme collaboratif où les infos remontent depuis le terrain" . Elle s’appuiera notamment sur des partenaires du projet, des experts des médias et du secteur agro-économique ou encore de scientifiques (ULiège/Gembloux Agrobiotech – UCLouvain).
Le premier numéro de la revue – qui sera également présente sur Internet et les réseaux sociaux – est attendu fin janvier 2020. Pour garantir au maximum l’indépendance financière du projet, un appel public est lancé à tous ceux qui veulent devenir lecteurs-coopérateurs du magazine.