A Saint-Nazaire,
on fabrique des géants

Alors que la France se désindustrialise
inexorablement, les chantiers navals
de l’Atlantique ont un carnet
de commandes bien rempli.

Reportage

Le monde maritime est plein de superstitions. Il existe des navires sans pont 13 et puis ceux sans pont 17 ; ceux sur lesquels on n’ouvre pas de parapluie, ni ne prononce le mot “lapin”. De même, construire un paquebot de croisière sans souder des pièces de monnaie dans la quille ne serait peut-être pas suicidaire rationnellement parlant, mais la tradition persiste pour porter chance au futur navire. “C’est un moment très fort, qui marque le lancement de sa phase d’assemblage”, explique Delphine Gledel, responsable de la communication du chantier naval de Saint-Nazaire, STX France. “Cela permet aussi de créer le buzz autour d’un navire.”

Costume cravate et casque blanc de chantier sur la tête, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, avait participé ici même, le 1er février 2016, à la cérémonie des pièces du “MSC Meraviglia”.

Tout va bien pour eux aujourd’hui, le leader d’En Marche ! s’est imposé au premier tour de la présidentielle, y compris dans la ville portuaire de Loire-Atlantique, tandis que le paquebot de croisière sera livré à son armateur, dans les temps, le 31 mai. L’occasion, encore, de faire bénir l’équipage – “on cherche toujours un prêtre, d’ailleurs” – et de baptiser la coque avec la traditionnelle bouteille de champagne qui se doit d’exploser. Cela n’avait pas eu lieu pour le “Titanic”. Alors, pour conjurer le sort, “on a un marin spécialisé”, un homme qui fera en sorte que la bouteille, légèrement fendue, se brisera à tous les coups.

Des paquebots toujours plus grands

Le "MSC" Meraviglia, à l'avant-plan dans le bassin d'armement, et le "Symphony of the Seas", sur cale à l'arrière.

Saint-Nazaire, une ville étonnante, mélange de patrimoine portuaire, industriel, urbain et balnéaire, ne vit pas si mal en ce moment. A force de dépeindre une France dépressive, avec ses usines délocalisées et ses campagnes désertées, on finit par oublier qu’il y existe aussi des bassins industriels résistants. Celui de l’estuaire de la Loire en fait partie, fort de la présence d’Airbus et de STX, qui donnent de l’emploi à des milliers de personnes et peinent même à recruter - des soudeurs et des charpentiers métaux notamment.

A découvrir le chantier naval, étalé sur une bonne centaine d’hectares, on mesure l’importance de l’entreprise pour la cité portuaire. La taille du “MSC Meraviglia” et du “Symphony of the Seas”, construits comme des Meccano dans la plus vaste cale d’Europe avec l’aide du portique le plus puissant du continent – que de superlatifs ! –, ajoute à l’impression de gigantisme. On se sent fourmi à côté des imposants modules qui s’emboîtent pour former ces immeubles flottants.

Une vie pleine de rebondissements

Saint-Nazaire s'est développé autour de son port et des voyages transatlantiques.

Et pourtant, elle en a connu des hauts et des bas, cette entreprise qui s’apprête à passer sous le pavillon italien de Fincantieri. Cent cinquante-cinq ans d’histoire depuis 1862, plus de cent vingt paquebots de passagers et des fleurons comme le “Normandie” ou le “France”. Des années difficiles aussi, à affronter la crise pétrolière des années 70 et la concurrence européenne, puis asiatique, ensuite. Le renouveau nazairien s’appuiera sur la construction de navires à haute valeur ajoutée, mais, en 2003, alors que le “Queen Mary II” prend la mer, le chantier naval, lui, prend l’eau.

“On est passé très très près de la catastrophe…”

Christophe Morel, délégué CFDT chez STX France

S’il n’avait pas arraché la construction du géant “Harmony of the Seas”, qui “a prouvé au monde entier que nous étions capables de faire ce genre de très grands navires hautement complexes et que nous avions une capacité d’innovation”, explique Delphine Gledel, le chantier aurait peut-être bien coulé. Et Dieu sait ce que serait devenu l’estuaire de la Loire. Malgré tout, “dans l’esprit des gens du coin, les chantiers de l’Atlantique sont immortels”, sourit Christophe Morel, grand gaillard à l’oreille percée, qui travaille au bureau d’études. “Ils renaissent à chaque fois !”

Les ouvriers ne votent pas tous FN

Jean-Luc Mélenchon a pu compter sur un bon réseau de colleurs d'affiches à Saint-Nazaire

Aux abords du site du phénix, Jean-Luc Mélenchon s’affiche encore, au lendemain du premier tour. L’insoumis, qui a créé la surprise en talonnant Emmanuel Macron dans la cité portuaire, a terminé en tête dans plusieurs communes des environs, comme Montoir, Donges, Paimbœuf ou Corsept. Marine Le Pen qui, constate-t-on habituellement, recrute de nombreux électeurs parmi les ouvriers, termine quatrième à Saint-Nazaire même, en baisse par rapport aux élections régionales.

“La bonne santé de la ville doit participer” de ce résultat, pense son maire socialiste, David Samzun, qui se souvient avec ironie des élus FN de sa commune qui lui avaient promis de la “transformer en un Hénin-Beaumont” des bords de Loire. Détruit à 85 % pendant la Seconde Guerre mondiale, Saint-Nazaire, “qui est encore une ville adolescente”, s’autorise plutôt “à pousser les murs et les préjugés”. “C’est une ville industrielle mais pas que cela”, explique l’élu qui tente de la repositionner en destination touristique – il est vrai qu’elle est agréable, sa nouvelle promenade de bord de mer –, et de doper son attractivité résidentielle.

Une des plages de Saint-Nazaire et le "monument américain".

Une des plages de Saint-Nazaire et le "monument américain".

"Suite de triangles", de l'artiste Felice Varini, sur le port.

"Suite de triangles", de l'artiste Felice Varini, sur le port.

Le chantier, qui emploie jusqu’à six, sept mille personnes en pic de charge, a un carnet de dix commandes fermes et quatre intentions qui assureraient du travail jusqu’en 2026. L’humeur est plutôt meilleure qu’il y a quelques années, et le vote FN sans doute moins urgent dans l’esprit de certains.

"Quand le chantier va, tout va !"

Jean-René, quinquagénaire, nazairien depuis une trentaine d’années.
Un port ouvert sur le monde

Tintin s'affiche sur un mur de la base sous-marine. Il était à Saint-Nazaire dans "Les 7 boules de cristal".

La situation sur le terrain se révèle plus complexe cependant. A la sortie du chantier, des camionnettes immatriculées en Lituanie embarquent leurs lots d’ouvriers détachés, et cela reste un sujet de tensions. Christophe Morel essaie de convaincre autour de lui que, "s'ils n'étaient pas là, on n'aurait pas autant de commandes" au chantier naval. “Ces travailleurs vivent et consomment dans la région, ils la font vivre aussi”, ajoute le syndicaliste. Mais le message peine à passer. Et “les idées du Front national continuent à se propager”, regrette Gérard Bourguenolle, secrétaire général de l’union locale de la CFDT à Saint-Nazaire, très critique vis-à-vis des autres syndicats qui n’appellent pas à voter Emmanuel Macron pour contrer Marine Le Pen. Bien qu’il ne fasse pas recette à Nantes non plus, le parti d’extrême droite a progressé à l’échelle de la Loire-Atlantique.

“Ici, il y a de l’emploi. Mais, dans d’autres coins du département, où il n’y a pas d’industrie, le FN surfe sur la misère sociale et le désengagement de l’Etat.”

Gérard Bourguenolle
A la sortie de STX. Emmanuel Macron n'y a pas que des soutiens.

A la sortie de STX. Emmanuel Macron n'y a pas que des soutiens.

Jusqu’à mener à d’étranges situations, lorsque des électeurs de Jean-Luc Mélenchon au premier tour optent pour Marine Le Pen au second. Un jeune homme sombre en training du dimanche, croisé à deux pas de la plage à la sortie du bureau de vote, s’apprête à faire ce grand écart sans complexe. “Je n’aime pas les banquiers, les commerciaux et tout ça.”

Pourtant, insiste David Samzun, soutien d’Emmanuel Macron, “quand on a deux industries comme Airbus et le chantier naval à Saint-Nazaire, le choix de la sortie de l’euro n’est pas envisageable”. D’autant que la cité s’est développée autour du port et du voyage, sur les mers et dans les airs, comme une porte ouverte sur le monde où, sans quitter les rives de la Loire, on a déjà un pied en Afrique, en Asie ou en Amérique.

Sabine Verhest
Envoyée spéciale à Saint-Nazaire

Le mur du site d'une entreprise agroalimentaire sur le port.