Comment permettre aux seniors de rester chez eux sans qu’ils ne se retrouvent face à leur solitude ? Comment accroître l’accès à un logement abordable pour les étudiants ? Encore marginal il y a peu, le logement intergénérationnel connaît un regain d’intérêt et répond à différents besoins.
Reportage
Valentine Van Vyve
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Madame Doffiny est une source intarissable d’anecdotes qu'elle distille sur un ton badin, l'air de ne pas y toucher. Avant de sourire. Assise à côté d'elle, sur un canapé deux places qui fait face à la porte-fenêtre et laisse entrer une douce lumière (fait-elle remarquer), Clotilde a compris comment décoder l'humour un rien provocateur de son aînée et colocataire depuis plus de deux ans. Aucun doute, ces deux-là ont appris à se connaître et à s'apprécier.
Quand la plus jeune se fait vanner par son aînée, elle lui rend son sourire. « Elle a toujours des histoires à raconter. On discute énormément et, le soir, on ne se rend souvent pas compte de l'heure tardive », raconte Clotilde, lunettes rondes sur le nez, des cheveux blonds lui tombant de part et d'autre du visage. Sa colocataire acquiesce.
Une « coloc » particulière
Cela faisait déjà un certain temps que les quatre enfants de Madame Doffiny avaient quitté le nid. Le décès de son mari remontait quant à lui à plusieurs dizaines d'années. Après la mort de son compagnon, le vide s'est installé progressivement dans sa maison de Marchienne-au-Pont. Devrait-elle faire des travaux et louer une partie de cet espace trop vaste pour elle seule ? Ou, pourquoi pas, à nouveau partager sa maison avec une jeune adulte ?
A la faveur d'une annonce lue dans sa gazette locale, elle fait part de son intérêt pour le projet "1toit2âges" lancé par Claire de Kerautem. Mais le temps passe et aucun candidat ne fait la démarche dans ce coin-là du pays. Patience...
Deux ans plus tard, alors que la rentrée scolaire approche, Clotilde apprend de son côté qu'elle fait partie du quota d'étrangers autorisés à s'inscrire dans les facultés de kinésithérapie en Belgique. Originaire de la région lilloise, l'étudiante française n'avait jusqu'alors jamais quitté la maison familiale où vivent ses parents et ses deux sœurs. «Je ne suis pas du tout quelqu'un de solitaire, fait-elle tout de suite remarquer. Et je suis très 'famille'. » Elle ne cache d'ailleurs pas avoir eu « un peu peur de quitter la maison ».
Sur le portail web de son école, une annonce attire son attention : « 1toit2âges » propose aux étudiants d'occuper une chambre dans la maison d'un aîné, en échange d'un loyer modique et de quelques services.
Le projet la tente d'emblée. « C'était l'occasion de recréer le cocon familial », dit-elle. Et cela tombe bien car Madame Doffiny n'apprécie pas davantage la solitude.
Mieux qu'un kot étudiant, ici « c'est tranquille pour travailler », glisse l'étudiante âgée de 22 ans. A la place des fêtes arrosées de bière, il lui arrive de partager avec son hôte un petit verre de vin en dînant. « Elle a appris à aimer ! », glisse Madame Doffiny. C'est comme ça que Clotilde l'appelle. « Mais en fait, on y a jamais vraiment réfléchi... », complète l'octogénaire carolo.
De manière générale, la vie s'organise spontanément. Les deux femmes se répartissent les tâches domestiques sans suivre une discipline militaire. Elles partagent également les repas autant que leurs emplois du temps respectifs le permettent. « On ne programme pas grand-chose, ça se met naturellement », explique Clotilde. Les deux complices, qui ont le sentiment de s'être « toujours connues », s'échangent des services. Cela fait partie du jeu et n'est nullement « contraignant ». En cas de petit pépin physique, Clotilde a souvent été là pour aider sa colocataire. « Cela a quelque chose de rassurant », souffle cette dernière.
Si la plus âgée partage avec l'étudiante ses connaissances dans le domaine médical (elle est dermatologue), Clotilde apprend à son aînée à se servir de l'ordinateur et du téléphone portable. « J'appuie trop ou pas assez fort sur les touches... » « Trop longtemps », corrige Clotilde. « Voilà ! C'est pour ça que j'envoie des petites images à la place des lettres ! ». Leçon apprise.
« Je devrais lire les mêmes livres qu'elles... », pense même Madame Doffiny. Alors qu'elles ont déjà « beaucoup de choses en commun », cela leur ferait un sujet de conversation supplémentaire.
Des liens de confiance et de responsabilité
Ce choix de la colocation est de nature à rassurer la maman de Clotilde. Entre l’hôte et les parents de la jeune fille, « le courant est tout de suite passé », se muant en une relation de confiance. Des liens se sont également tissés entre les enfants et petits-enfants de Mme Doffiny et sa « nouvelle petite-fille ».
Onze fois grand-mère, Mme Doffiny se sent désormais responsable de la réussite de Clotilde. Elle n’hésite donc pas à « dire un petit mot » quand elle estime que l’étudiante « sort un peu trop ». Mais « elle est sérieuse et raisonnable », assure-t-elle. « Et pas de nature fêtarde », complète la jeune femme. « On s’est bien trouvées », glisse l’aînée à l’adresse de sa cadette.
Le travail préalable de 1toit2âges, qui étudie la compatibilité des caractères et des attentes de chacun, a certainement joué un rôle primordial dans le succès de cette cohabitation.
Alors qu'elle déambule dans les pièces aux murs habillés de papiers peints fleuris, Clotilde explique qu’elle considère Mme Doffiny comme sa grand-mère. « Je ne m'attendais pas à ce qu'un tel lien se crée », confie-t-elle. Il leur a fallu à toutes les deux prendre leurs marques et s'habituer à la présence l'une de l'autre.
« Elle est ici chez elle, déclare avec douceur l'aînée. Je te casse sûrement les pieds de temps en temps... mais tu ne me dis rien ! », lance-t-elle à l'adresse de Clotilde. La plus jeune dément : « On est directes, on se dit les choses ».
L'unique sujet de désaccord qui vient à l'esprit du duo, c'est... la chaîne sur laquelle regarder le JT ! « Le temps passe trop vite pour que je le perde à des bêtises.... », tempère toutefois la plus âgée des deux.
Ce tandem illustre ces « échanges réciproques et ces liens de confiance » qui souvent se créent, observe Claire de Kerautem. « Cette expérience peut changer la vie de certains. Les responsabilités retrouvées et le rôle qu’il endosse donnent du sens au quotidien du senior et... le garde en forme », analyse-t-elle.
Une seconde jeunesse
Du haut de ses 81 printemps et malgré un genou douloureux, Madame Doffiny tient encore la forme. Chez elle, « il y a toujours du mouvement ». Quand ce ne sont pas ses enfants et petits-enfants qui passent, c'est la secrétaire qui fait une incursion. Parce ce que Madame Doffiny exerce toujours comme dermatologue. Deux ou trois demi-journées par semaine, tout au plus. En plus de ce pied conservé dans la vie active, la présence de Clotilde est une manière pour elle de « rester dynamique, de ne pas se se laisser crouler, à côté de ces jeunes à bicyclette !» et de « prendre un peu de leur soleil », explique-t-elle.
Quelques jours après la rentrée scolaire, Madame Doffiny ne cache pas sa joie d'avoir vu rentrer Clotilde. Certes, les étés sont plutôt chargés et celle qui fut une « enfant unique et relativement indépendante » a la capacité de s'accommoder d'une certaine solitude.
Mais « on s'habitue a la présence de quelqu'un. Être seule, tout ce temps, c'est long », conclut-elle.
"On ne vend pas des chaussures !"
Sur les murs de son bureau, Claire de Kerautem a suspendu les prix décernés à l’association qu’elle a créée en 2009. Celui qui a le plus de valeur à ses yeux est à moitié caché par un pan de rideau : le “Prix européen de l’innovation sociale”, reçu en 2013. Même si “c’est plus honorifique qu’autre chose”, précise la directrice française de “1toit2âges”, cette marque de reconnaissance continue d’être un moteur pour faire vivre et grandir le projet. Les cartes recouvertes de punaises illustrent quant à elles l’expansion géographique et numérique d’un projet né “au départ d’une idée et d’un clavier d’ordinateur”, se souvient Claire de Kerautem. “Le concept existait ailleurs... mais en Belgique, rien !”, s’étonne encore cette Bruxelloise d’adoption.
A cette époque, sa grand-mère est confrontée au choix de son lieu de vie. Devant l’envie de lui permettre, à elle et à d’autres, de rester plus longtemps chez elle plutôt que de chercher une place en maison de repos, Claire de Kerautem s’en va frapper aux portes des universités, “pour prendre la température”. “Allez-y!”, l’encourage-t-on. Le son de cloche enthousiaste est le même du côté des pouvoirs publics (dont elle recevra plus tard des subsides).
Le projet de duo entre un aîné disposant d’espace chez lui et un étudiant en recherche d’un logement à un prix abordable voit le jour à Bruxelles. Depuis lors, devant la demande croissante et diffuse, le projet s’est étendu à Louvain-la-Neuve, Namur, Mons, Charleroi, Liège, Marche-en-Famenne, Nivelles, Braine-le-comte, Gembloux et Tournai. La grande majorité des duos se concentrent cependant dans quelques communes de la capitale proches des sites universitaires.
“Nous ne sommes pas une agence immobilière. On ne vend pas non plus des chaussures... mais mettons en relation des humains”, insiste toutefois cette professeure de formation. La mission qu’elle et les dix autres employés de l’association se sont fixée n’est pas mince : revaloriser la personne âgée, susciter du lien entre seniors et jeunes, mais aussi créer un réseau entre les aînés. Et apporter des solutions sur le plan de la cohésion sociale, du logement et du bien-être des aînés.