Noor Inayat Khan :
la princesse indienne devenue espionne

A call to spy Trailer, Lydia Dean Pilcher, IFC Film

Douce et discrète, Noor Inayat Khan n’était pas vraiment prédestinée à l’espionnage. Pourtant, durant la Seconde Guerre mondiale, elle a occupé l’un des plus dangereux postes d’agent de renseignements.

Pour sa série « Il était une fois », La Libre raconte l’histoire de cette opératrice radio qui survécu quatre mois seule en territoire occupé, afin de maintenir le contact entre Paris et Londres.

Une éducation et des racines singulières

Ses origines auraient pu faire de Noor Inayat Khan une princesse, mais son éducation singulière et la Seconde Guerre mondiale vont en décider autrement. Née le 1erjanvier 1914 à Moscou, elle est l’une des descendantes d’un dirigeant musulman de l’État de Mysore. Son père, Hazrat Inayat Khan, est un musicien indien marié à une Américaine d’Albuquerque, Ora Ray Baker. Quand la Première Guerre mondiale éclate, la petite famille quitte la Russie pour s’installer à Londres où le papa fonde « l’ordre soufi d’Angleterre » et commence à enseigner le soufisme, pratique mystique de l’Islam qui cherche le rapprochement avec Dieu.

D’abord à Londres, puis à Paris à partir de ses six ans, Noor Inayat Khan est élevée avec ses frères et sœurs dans une atmosphère indienne et conservatrice. Leur demeure de Suresnes, accueille régulièrement les élèves internationaux de leur père. Ils la surnomment Faza Mazil, « la maison de la bénédiction ». Après avoir fréquenté le lycée de Saint-Cloud, Noor étudie la psychologie de l’enfance à la Sorbonne. Une fois sa licence en mains, en 1938, elle entame une carrière d’écrivaine. Ses récits, remplis de créatures magiques, se retrouvent dans les pages enfants du Figaro du Dimanche et à l’antenne de Radio Paris. Fidèle à ses racines, elle réalise également une traduction des contes de Jataka, une collection de fables sur les précédentes incarnations de Bouddha. Une de ses biographes, Basu Shrabani (Spy Princess: The Life of Noor Inayat Khan) la décrit ainsi comme une femme « rêveuse, belle et gentille » qui avait « les manières d’une dame, mais ne vivait pas dans le luxe ».

Hazrat Inayat Khan parmi les musiciens royaux d'Hindustan : Ali Khan, Musheraff Khan et Maheboob Khan.(1910) ©Wikimedia Commons

Hazrat Inayat Khan parmi les musiciens royaux d'Hindustan : Ali Khan, Musheraff Khan et Maheboob Khan.(1910) ©Wikimedia Commons

Maison des Khan à Suresnes, de nos jours. ©Wikimedia Commons

Maison des Khan à Suresnes, de nos jours. ©Wikimedia Commons

Noor Inayat Khan jouant de la vina, un instrument à cordes indien. ©AFP

Noor Inayat Khan jouant de la vina, un instrument à cordes indien. ©AFP

Un engagement sans limite

Le début de la Seconde Guerre mondiale met un terme à la vie paisible au sein de Faza Mazil. Noor se retrouve alors face à un dilemme : respecter les valeurs qu’on lui a inculquées, en particulier la non-violence, ou s’engager à leur détriment. Mais, « pour Noor, l’idéologie Nazie avec ses pogromes envers les Juifs était fondamentalement répugnante et opposée à tous les principes d’harmonie religieuse dans lesquels elle avait été élevée avec son père », note l’historienne Basu Shrabani. La jeune femme ressent dès lors le besoin d’agir et se dirige d’abord vers les premiers soins en se formant avec sa plus jeune sœur, Claire, auprès de l’Union des femmes de France (Croix Rouge).

Cela n’est cependant pas assez pour Noor et son frère, Vilayat, qui veulent participer pleinement à l’effort de guerre. Le 5 juin 1940, ils partent avec Claire et leur maman (veuve depuis une dizaine d’années) pour l’Angleterre. Tandis que son cadet tente de rejoindre la RAF (Royal Air Force), Noor s’engage dans la WAAF (Women Auxiliary Forces) en novembre 1940. Afin de ne pas « paraître exotique », elle opte pour le prénom Nora et se déclare de confession anglicane. Elle enchaîne ensuite les postes et les formations d’opérateur radio - en télégraphie, en signaux avancés, en opérations sans fils… - aux quatre coins du Royaume-Uni. Ses efforts sont gratifiés de bonnes évaluations, même si sa maladresse et son physique menu ne la prédestinaient pas vraiment aux exercices militaires. En 1942, elle a atteint le grade de chef-aviateur (leading aircraftwoman).

En réalité, Noor est convaincue que ses efforts au sein de la WAAF auront des répercussions pour l’Inde et son désir d’indépendance. Elle espère que des compatriotes soient récompensés par des hautes distinctions militaires. «Si l'un d'entre eux pouvait réaliser quelque chose au service des Alliés qui soit très courageux et que tout le monde admire, cela aiderait à tendre un pont entre les Anglais et les Indiens», glisse-t-elle ainsi à son amie Jean Overton Fuller – qui après la guerre a écrit son histoire dans « Madeleine ». Ainsi, elle n’hésite pas longtemps quand le Special Operation Order (SOE) - un service spécialisé dans le sabotage et les actions de résistance armée créé par Churchill en 1940 - lui demande de risquer sa vie en étant envoyée en territoire occupé. Lors de son entretien le 10 novembre 1942 à l’Hôtel Victoria à Londres, palace réquisitionné par le ministre de la guerre, elle convainc Selfwyn Jepson, officier recruteur de la section F (pour France). Ce dernier estime qu’elle est « de nature prudente, soignée, minutieuse et aurait toute la patience du monde », des caractéristiques essentielles pour une opératrice radio, rapporte Basu Shrabani. Et cela alors que ses solides compétences dans la transmission sans fil ainsi que son excellent français faisaient déjà d’elle une candidate toute indiquée.

Pendant les mois qui suivent, Noor améliore encore ses aptitudes d’opératrice, mais apprend surtout à tout faire à la française, que ce soit répondre au téléphone ou se peigner, et à survivre sur le terrain. Elle s’exerce à contacter une source, à repérer qu’elle est suivie… ou à passer un interrogatoire de la Gestapo. Mais l’officier devenue sous-lieutenante n’a pas le temps de terminer son entraînement qu’elle est envoyée à Paris par avion, dans la nuit du 16 au 17 juin 1943. Elle devient alors Jeanne-Marie Renier, gardienne d’enfants en public et Madeleine, première opératrice radio à être envoyée en France occupée, en secret.

Un poste clé très dangereux

Armée de faux papiers, de faux tickets d’alimentation, d’un pistolet automatique, de stimulants, de somnifères, de simulateurs de nausée et d’une pilule de cyanure, Noor retrouve une ville bien différente de celle qu’elle a connue. Mais ses collègues du réseau Prosper-PHYSICIAN sont là pour l’accueillir. Elle émet son premier message seulement 72 heures après son atterrissage. La suite des événements sera beaucoup moins heureuse. À peine dix jours après son arrivée, tous les chefs du réseau de renseignements sont arrêtés avec leurs équipements par la Gestapo. Malgré les propositions de rapatriement de ses supérieurs de la section F et leurs mises en garde, Noor refuse de quitter son poste et devient le seul lien entre les agents présents en région parisienne et Londres. Elle assume alors le travail de six opérateurs radio. « Son poste est actuellement le plus important et le plus dangereux en France », jugent alors les dirigeants du SOE. Ceux-ci évaluent le temps de survie moyen d’un opérateur radio sur le terrain à six semaines. 

« L’opérateur radio était le seul lien entre Baker Street et le circuit. Toutes les informations cruciales passaient par lui. Les Allemands savaient que s’ils attrapaient l’opérateur radio d’un circuit, les autres tomberaient », explique sa biographe. Noor devient alors la proie des services de renseignements allemands. Équipés de camionnettes, ils se déplacent en permanence afin de détecter les transmissions radio : si elles sont longues et émises depuis une grande ville, il ne leur faut qu’une demi-heure pour être à la porte de l’opérateur. Ainsi, pour rester en vie, la jeune femme doit émettre durant de courtes durées (10 à 15 minutes maximum) et surtout changer de place en permanence. Elle se tourne alors vers ses anciennes connaissances, son médecin de famille, son amie d’enfance … pour trouver de nouveaux refuges. Entre les cinq endroits au minimum depuis lesquels elle travaille, elle doit encore arriver à déplacer sa valise contenant sa radio sans se faire repérer. Une prouesse quand on sait qu’elle pèse plus de 15kg et que l’antenne mesure 15 mètres. La jeune femme se teint également régulièrement les cheveux car les Allemands possèdent une description précise d’elle. L’historienne Basu Shrabani rapporte qu’« entre juillet et octobre, Noor envoie vingt messages dans des circonstances très difficiles. Elle réussit à faciliter l’évasion de trente aviateurs alliés abattus en France et fait en sorte qu’armes et argent soient livrés à la Résistance française».

Radio britannique de type 3. ©Wikimedia Commons

Radio britannique de type 3. ©Wikimedia Commons

La princesse Anne lors de la cérémonie d'inauguration du buste de Noor Inayat Khan dans un square de Londres, le 8 novembre 2012. ©AFP

La princesse Anne lors de la cérémonie d'inauguration du buste de Noor Inayat Khan dans un square de Londres, le 8 novembre 2012. ©AFP

Buste situé à proximité du 4 Taviton Street où Noor Inayat Khan vivait lorsqu'elle était enfant. ©Wikimedia Commons

Buste situé à proximité du 4 Taviton Street où Noor Inayat Khan vivait lorsqu'elle était enfant. ©Wikimedia Commons

Après avoir échappé à l’ennemi durant quatre mois, Noor est finalement arrêtée par la Gestapo, le 13 octobre 1943, la veille de son rapatriement qu’elle avait fini par accepter, selon Basu Shrabani. L’espionne a été trahie soit par Renée Garry, la sœur d’un chef du réseau, soit par Henri Déricourt, officier du SOE soupçonné d’être un agent double. Pendant neuf mois, elle est enfermée au siège de la Gestapo à Paris et interrogée. Selon Hans Kieffer, le numéro deux de la Gestapo en France, elle ne donnera aucune information, mais ses notes tombées entre les mains des Allemands leur permettront de se faire passer pour Madeleine et d’envoyer de fausses informations. Après deux tentatives d’évasion, elle est jugée comme « hautement dangereuse » et emprisonnée à Pforzheim en Allemagne. Finalement, en septembre 1944, elle est transférée au camp de concentration de Dachau où elle est abattue par des officiers SS à l’âge de 30 ans. Selon un prisonnier néerlandais le dernier mot qu’elle aurait prononcé serait : « Liberté ».

Après la guerre, Noor Inayat Khan sera décorée par l’Angleterre, qui lui remet la Croix de Georges à titre posthume, et par la France, qui lui remet la Croix de guerre.

Femmes « espionnes » :
mythe ou réalité méconnue ?

Emmanuel Debruyne, historien et professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l'UCLouvain nous apporte son éclairage sur le rôle des femmes dans les réseaux de renseignements en pays occupés durant la Première et la Seconde Guerre mondiale.

Emmanuel Debruyne, historien et professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l'UCLouvain.

Emmanuel Debruyne, historien et professeur à la Faculté de philosophie, arts et lettres de l'UCLouvain.

 

Était-ce courant durant le XXe siècle d’engager des femmes en tant qu’espionnes ?

L’utilisation d’agents féminins est relativement répandue au XXe siècle, même si chez une partie des responsables du renseignement il peut y avoir des réticences à le faire. Ces réticences, assez fortes au début de la Grande Guerre, ont tendance à s’atténuer par la force des choses. Néanmoins, les femmes qui sont engagées dans le renseignement restent minoritaires : elles représentent beaucoup plus l’exception que la règle. Pour la Première Guerre mondiale, j’ai recensé un peu plus de 6.400 agents en territoires occupés dans le nord de la France et en Belgique, dont 27% étaient des femmes. Dans les réseaux de renseignements belges de la Seconde Guerre mondiale, les résistantes formaient 16,4% des effectifs et étaient donc proportionnellement moins nombreuses que pendant la Grande Guerre. À mon sens, il faut revoir ces chiffres un peu à la hausse parce que l’on a un certain nombre de femmes qui évoluent dans l’ombre de leur mari, dans un contexte d’engagement familial. Ainsi, un certain nombre d’entre elles n’ont pas été mentionnées dans les rapports qui ont été dressés après la guerre par un membre masculin de leur famille. Mais cela ne les rend pas majoritaires pour autant.

Malgré cette réticence, pourquoi est-ce que le recrutement de femmes s’est répandu ?

Les réseaux sur le terrain ont commencé à employer des femmes spontanément, de façon assez pragmatique. Par exemple un mari a demandé à son épouse de lui donner un coup de main ou bien on s’est rendu compte que telle femme habitant près d’une ligne de chemin de fer était très bien placée pour fournir des renseignements sur le trafic ferroviaire. En ce qui concerne le milieu des officiers de renseignements, ces derniers n’avaient pas tous ces mêmes préjugés de genre. Et puis les départements français occupés, qui étaient situés juste derrière le front mais où la mobilisation avait été massive avant l’arrivée des Allemands, étaient démographiquement très déséquilibrés. On s’est rendu compte que si l’on n’y recrutait pas des femmes, on risquait d’avoir des possibilités de recrutement trop restreintes. En Belgique, les réseaux de renseignements craignaient de se retrouver complètement désorganisés à cause des déportations d’hommes pour le travail forcé pratiquées dès 1916. Ils ont engagé plus de femmes pour s’en prémunir. Ainsi, le réseau de la Dame blanche (le plus grand de la Première Guerre mondiale en Belgique) avait prévu une structure parallèle dans laquelle le réseau aurait pu entièrement fonctionner sur base d’un encadrement féminin. 

Quelles tâches ces espionnes effectuaient-elles le plus souvent?

C’était assez fréquent qu’elles servent d’agents observateurs, avec leurs maris, leurs parents. Elles étaient également assez présentes dans les tâches de courrier ou d’agents de liaison, pour lesquelles elles doivent circuler, ou dans ce que l’on appelle des tâches de boîtes aux lettres, qui sont davantage sédentaires. On se dit que les Allemands seront moins attentifs, plus indulgents, avec une femme qui circule avec ses enfants ou avec une jeune femme qui va user de son « innocence » pour s’attirer leur bienveillance. Les réseaux jouent bien de l’image des femmes considérées comme moins « suspectes », mais par contre ils ne les utilisent en principe pas pour récolter des renseignements « sur l’oreiller » auprès des officiers allemands. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas eu, mais c’est une forme de renseignement qui est très minoritaire. L’image des espionnes comme des « Mata Hari » en pays occupé est erronée. Mata Hari n’était pas une résistante, elle était une ressortissante neutre et allait espionner pour les Allemands dans le camp allié, avec très peu de succès d’ailleurs.

Dans les réseaux de renseignements belges de la Seconde Guerre mondiale, le rôle des femmes est assez semblable : elles occupent souvent des fonctions de liaison, mais rarement de cadre. Leur profil évolue cependant un peu dans le sens d’une certaine émancipation : elles sont nettement plus nombreuses que lors du conflit précédent à s’engager indépendamment d’un membre masculin de leur famille.