Quand les usagers se font architectes

©Alexis Haulot

©Alexis Haulot

Concevoir du mobilier, aménager des intérieurs : les architectes menuisiers de Design with Sense ne le font pas seuls. Ils incluent les usagers dans tout le processus créatif.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Dans le petit bâtiment d’accueil de Homegrade, le centre bruxellois de conseil et d'accompagnement sur le logement, deux groupes de six collaborateurs griffonnent, esquissent et dessinent sur un plan du lieu. Une table à hauteur variable de forme concave puis convexe, des étagères, un coin accueil. Hubert, Nathalie et leurs collègues imaginent leur futur lieu de travail. Comment peut-il répondre à leurs besoins organisationnels mais aussi à ceux des visiteurs ? C’est à eux qu’incombe la responsabilité de « rêver le lieu, sans barrière ni contrainte », raconte Kimberley Hex, architecte à Design With Sense (DWS), « un projet collectif de création et d'aménagement d'intérieurs, centré sur la matière et sur l’humain », explique sa fondatrice, Christelle Vial.

Les usagers sont des ressources

L'économie circulaire, dans laquelle s'inscrit DWS (lire ci-dessous), part du postulat qu'un déchet est une ressource. Dans la vision de la jeune structure, un usager l'est tout autant.

« Travailler sur la matière, ce n’est pas suffisant. L’humain aussi est une ressource essentielle au projet».
Christelle Vial, fondatrice de Design With Sense

C'est sur ce constat qu'elle a basé son processus de création. « Plutôt que de nous contenter d'intuitions, d'intentions formelles, qui créent le beau geste mais ne correspondent pas toujours aux intérêts des usagers, nous avons pris le parti de fabriquer des espaces qui répondent réellement aux attentes et à la personnalité des individus qui les utilisent ». Pour y parvenir, qui de mieux que ceux qui les vivent au quotidien ?

Les employés de Homegrade imaginent leur espace de travail lors d'un premier workshop. "On les laisse rêver et créer un lieu utopique", explique Kimberley Hex, architecte.

Les employés de Homegrade imaginent leur espace de travail lors d'un premier workshop. "On les laisse rêver et créer un lieu utopique", explique Kimberley Hex, architecte.

Autour de la table ronde, chaque proposition est faite à la lumière des réalités quotidiennes du métier. « C'est notre lieu de travail, nous voulons qu'il soit agréable mais surtout qu'il réponde à nos besoins et à ceux des usagers », explique Ali. Les parties prenantes -les utilisateurs finaux de l’espace que sont les collaborateurs ainsi que les usagers lorsque le lieu accueille des visiteurs- sont ainsi impliquées tout au long du processus créatif.

L'objectif de l'après-midi est de « dégager un concept fort » qui servira de base au travail de conception mobilière et d'aménagement intérieur de Design With Sense. « Ils ont plein d'idées », souffle Jacques Torrione. Les trois menuisiers architectes de DWS, dont il fait partie, animent, recadrent, questionnent, inspirent.

« Les grandes lignes du projet ont toujours été déterminées par les usagers du lieu. Leurs propositions sont pertinentes parce qu'ils savent ce dont ils parlent ».
Kimberley Hex, architecte chez Design With Sense

Et s'ils « n’ont pas toutes les clés en main. À nous de trouver des moyens de stimuler leur créativité et de permettre des moments de co-création », avance encore Christelle Vial.

S'immerger et tendre l'oreille

Le travail de co-design selon DWS commence par une période d'immersion au sein du lieu à réinventer. La petite équipe s'installe, observe et tend l'oreille, tente de cerner la dynamique, les manières de se mouvoir. Elle interroge, aussi. « C'est le plein d'énergie : on mène une enquête sur les émotions, les attentes, les préoccupations. Qui sont les usagers, comment se projettent-ils, quelle vision ont-ils de l’entreprise, quelles sont leurs attentes, quels sont leurs besoins, leurs fonctionnements, comment se voient-ils travailler ? C’est un questionnement large », explique Christelle Vial, accoudée à la longue table haute des bureaux de Jobyourself, remis au goût du jour sous la coupe de DWS.

Les architectes de Design With Sense s'immergent dans le lieu à réinventer et écoutent leurs usagers pour mieux percevoir leurs besoins. ©Ad Vitam Photo

Les architectes de Design With Sense s'immergent dans le lieu à réinventer et écoutent leurs usagers pour mieux percevoir leurs besoins. ©Ad Vitam Photo

Ici, « l'espace était plombant, avait des airs d’administration », bien loin de l’image d’entrepreneuriat et de créativité que ses travailleurs ont envie de faire rayonner. « Nous voulons que le lieu reflète notre raison d’être et des valeurs d'ouverture, de dynamisme, de collaboration, d'égalité des chances », commente Julie Lecomte, chargée de communication pour la structure d'accompagnement.

Agir plutôt que subir

Au-delà du message que renvoie le lieu, le fait qu'il ait été imaginé et conçu par les usagers mêmes a permis de « limiter les mécontentements et de garantir la transparence des décisions », poursuit Julie Lecomte.

« C'est agréable d'être entendu, d'avoir son mot à dire. On ne subit pas. On est acteurs de ce que notre lieu de travail devient. »
Marc, employé chez Homegrade.

« La direction lâche prise, les employés sont responsabilisés, commente Julie Lecomte. Cela permet une meilleure adhésion aux changements ». « Le projet est là et il vient d’eux », se réjouit Jacques Torrione. Cette démarche inclusive, estime Xavier Gillet, architecte menuisier lui aussi, est de permettre à chacun de « se réapproprier le projet et le lieu ». Mais aussi de « le défendre et d'en être fier », ajoute Jacques Torrione. Celui-ci loue « l’apport et la puissance de l’intelligence collective à laquelle DWS fait appel tout au long du processus ».

Contigu à son bureau d'architecte, Design With Sense a créé un atelier de menuiserie. Le collectif lie le côté technique et opérationnel. ©Ad Vitam Photo

Contigu à son bureau d'architecte, Design With Sense a créé un atelier de menuiserie. Le collectif lie le côté technique et opérationnel. ©Ad Vitam Photo

Après l'immersion et les workshops qui permettent petit à petit de valider un projet final, les architectes menuisiers de DWS s'en retournent à leur atelier, lequel est d'ailleurs presque systématiquement visité par les bénéficiaires afin de percevoir les matières et le processus de fabrication. Les idées dégagées prennent forme entre les mains des menuisiers, qui utilisent au maximum des matériaux de réemploi (lire ci-dessous).

DWS se charge, enfin, de l'installation du mobilier. Une ultime étape qui permet de dissiper les interrogations et d’opérer, si besoin en est, les dernières modifications.

Vidéo : Valentine Van Vyve

Le réemploi, une tendance durable

Au moment de choisir un prestataire pour l’accompagner dans le processus de changement, Jobyourself s'est tourné assez naturellement vers Design With Sense. Des subsides de l’IBGE dans le cadre du programme régional d'économie circulaire (PREC) lui enjoignent de favoriser le réemploi. « Il existe peu de prestataires spécialisés dans le réemploi. La philosophie de DWS collait tout à fait avec ce que nous cherchions », se souvient Julie Lecomte, chargée de communication.

Dans ses bureaux de 236m², les espaces sont épurés. Le bois y est dominant, des tables aux claustrats en passant par les armoires. Les présentoirs ont été fabriqués à partir de l’ancien escalier menant à la mezzanine. Celle-ci a permis de façonner la longue table de la salle commune. Quant aux vitres, elles ont été récupérées lors de la déconstruction d’une banque. « Nous entendons donner du sens au circuit que fait la matière en privilégiant la revalorisation et le réemploi. En moyenne 40% des matériaux utilisés sont issus de la récupération, estime Jacques Torrione, architecte menuisier chez DWS.

« Nous partons de la matière disponible pour définir un projet et non l’inverse »
Jacques Torrione, architecte menuisier chez DWS

Pour ce faire, il exploite quatre gisements de matières différents : celle qu’il trouve sur le site, celle que fournissent les entreprises de déconstruction, les « opportunités » issues des réseaux informels et, enfin, le neuf. « Le dernier commerce que nous avons fabriqué était constitué à 90% de matériaux de réemploi », se réjouit Christelle Vial, démontrant ainsi que l’ambition d’atteindre 80% de réemploi en moyenne d’ici 10 ans est réalisable, pour autant que l'on dispose d’un budget adéquat et de matériaux en suffisance. « Cela sera facilité par le développement des réseaux », croit Jacques Torrione. « Les gisements sont de plus en plus accessibles et le flux de plus en plus rapides », ajoute Christelle Vial.

Un constat que partage Maarten Gielen, coopérant de la société Rotor Déconstruction, spécialiste bruxellois de la récupération.

« Le réemploi entre les particuliers fonctionne bien. Mais nous devons encore développer des réseaux entre professionnels du secteur pour augmenter le flux et faciliter les échanges. Le réemploi est un service trop souvent oublié. Le défi est de positionner ces matériaux en dehors d'un certain effet de mode mais plutôt dans une logique de fonctionnement économique », analyse Maarten Gielen. Pour cela, et pour que le secteur du réemploi puisse être créateur d'emplois durables et spécialisés, il est essentiel de « lever les freins » qui existent : la difficile gestion des stocks, le manque de stimulation de la demande alors même que les entreprises sont prêtes à l'absorber et des cahiers de charges qui ne correspondent plus aux réalités du terrain. Le PREC est en ce sens un outil primordial pour le développement du secteur en Région bruxelloise et contribue à placer celle-ci « au rang de pionnier mondial en la matière », explique le coopérant de Rotor.

S'inscire dans l'économie de la fonctionnalité

«La question de l'économie circulaire influence les choix de nombreuses entreprises et de particuliers », observe Maarten Gielen. Le secteur de la récupération et du réemploi s'est d'ailleurs élargi à d'autres filières comme « le textile, l'électroménager, l'informatique, les encombrants, les vélos, les emballages ou les déchets verts », cite Arabelle Rasse, chargée de communication pour l'asbl Ressources.

« Avant, le public qui achetait en seconde main était surtout un public en précarité financière. Aujourd'hui, cela concerne aussi ceux qui veulent faire des choix de consommation différente, responsable, cohérents avec leurs valeurs. Ceci se fait au moment de l'achat et au moment de se débarrasser de l'objet », résume Arabelle Rasse. C'est ce qu'elle nomme l'économie de la fonctionnalité dans laquelle « on n'est plus propriétaire des objets mais louons un service. Dans cette dynamique, tout un chacun prolonge la vie de ses objets ». En les réutilisant tels quels ou en les valorisant en leur donnant une seconde vie sous une autre forme. C'est notamment l'objectif poursuivit par les Ressourceries, désormais bien connues : ces entreprises assurent le circuit complet de collecte, tri, revalorisation et vente.

Pour lier les professionnel du réemploi, Rotor Déconstruction a mis enplace la plateforme www.opalis.be