Molenbike, des coursiers à vélo en mode "slow"
Remplacer les livraisons en camionnettes par des coursiers à vélo ? Le modèle a le vent en poupe. Molenbike l'a adapté à sa sauce en créant une coopérative à finalité sociale effectuant la livraison de produits éco-responsables à Bruxelles.
Reportage
Stépanie Bocart
Ce matin-là, devant les locaux de MolenGeek (un espace de coworking), sur la place ombragée de La Minoterie à Molenbeek, Raphaël Arnould prépare son vélo-cargo pour une livraison de fromages artisanaux. “On a les blocs à glaçons ?”, s’enquiert-il auprès de ses collègues Sacha Conchin et Antoine Struelens. “Nous veillons à respecter la chaîne du froid”, précise-t-il.
Le vélo en ordre, c’est parti pour une balade de deux kilomètres. Direction “La Fruitière”, une fromagerie couplée à un bar à fromages, située rue Marché au charbon à Bruxelles. En ce mois d’août, le trafic dans la capitale est moins dense. Raphaël, Sacha et Antoine longent une partie du canal en zone cyclable avant de se faufiler aisément (et prudemment) dans la circulation.
Voilà un an qu’ils ont, avec trois autres jeunes – Arnaud Barbier, Marie Vanden Berghe et Yogan Muller – lancé “Molenbike”, une coopérative de coursiers à vélo effectuant la livraison de produits éco-responsables à Bruxelles.
Sur les six membres fondateurs, quatre ont un passé de coursier à vélo, notamment chez “Take Eat Easy”. Après la faillite en 2016 de cette start-up de livraison de repas à domicile, “nous avons ressenti un peu de dégoût car les employés et les prestataires, tels que les coursiers, se sont retrouvés sur la paille du jour au lendemain, témoigne Sacha. Ça a mis dans la mouise pas mal de coursiers parce que certains avaient commencé à baser leur revenu mensuel sur cette activité-là”. Il poursuit : “C’est un modèle économique qui ne fonctionnait pas, un peu répulsif, qui se basait sur un mode de consommation dans lequel on ne se retrouvait pas : la plupart des coursiers devaient aller livrer de la bouffe malsaine, grasse, en ‘last minute’ pour combler les desideratas des clients qui ont parfois la flemme. Ce n’est pas forcément valorisant”.
Qui plus est, “le coursier était parfois mobilisé pendant deux à trois heures sans garantie de travail et payé à la tâche, ajoute-t-il. Le coursier n’était qu’une valeur à minimiser. Il était substituable et n’avait pas de plus-value outre sa capacité à rouler”.
“Pour être rémunéré, il faut rouler”
De cette expérience malheureuse, Sacha et les cinq autres fondateurs de Molenbike ont pris le contrepied, à savoir remettre le coursier au centre du processus, en le rémunérant “justement” – “on paie le coursier minimum trois heures, quoi qu’il arrive, même pour une course d’une demi-heure, assure Raphaël, et, au minimum, 22 euros bruts de l’heure en salaire Smart ” (NdlR : coopérative d’accompagnement des travailleurs autonomes) – et en l’incluant dans le développement de la société.
Car ici, pas de hiérarchie “patron/exécutants” : les six fondateurs sont à la fois administrateurs et pédaleurs. “Tous les administrateurs de la boîte sont bénévoles, souligne Raphaël. Ce qui signifie que pour pouvoir être rémunéré, il faut rouler. Sinon, nous ne serions pas une coopérative à finalité sociale. Dans les statuts, nous essayons de chercher l’horizontalité la plus parfaite. Donc, le fait de ne pas être rémunéré pour la partie administrative que nous réalisons nous permet de garder les pieds sur terre quand on négocie un contrat avec un client”.
A ce jour, Molenbike travaille avec une trentaine de clients, dont une dizaine sont réguliers. Produits alimentaires (café, fromages,...), journaux (notamment “Bruzz”), déménagements... Les services demandés doivent s’inscrire dans une logique locale et équitable. “Nous avons des plages horaires assez larges car le côté relationnel avec le client est important, informe Raphël. Par exemple, dans une tournée pour Färm (une coopérative d’alimentation), il fallait compter 20 minutes entre chaque point de livraison. Et au planning, nous en avions prévu 30-35. Nous essayons de créer un écosystème et de trouver des clients avec qui cela se passe comme ça”. Et de compléter : “C’est une force qu’on a de pouvoir refuser à un moment donné des clients qui, par exemple, ont des valeurs qui ne correspondent pas – un équipementier pour la pétrochimie a fait appel à nous et ça a été ‘niet’”.
Penser “autrement” la mobilité à Bruxelles
Le volet métallique de son magasin à demi-relevé, Véronique, responsable de la fromagerie “La Fruitière”, accueille Raphaël et l’aide à ranger les formages dans son bac. Ils doivent être livrés dans un restaurant bruxellois de la place du Jeu de Balle. “Nous livrons à Bruxelles et dans ses proches environs un produit frais qui doit être livré rapidement dans de belles conditions, explique Véronique. Nous avons ouvert notre fromagerie il y a un an et depuis que nous avons trouvé Molenbike, nous ne travaillons qu’avec eux".
“Travailler avec Molenbike, c’est travailler avec des gens. Il y a un vrai rapport humain entre les clients, le fournisseur et le livreur. C’est un vrai service de proximité”.
“Ils répondent ponctuellement à nos besoins. Ici, c’est une livraison urgente et, dans dix minutes, les fromages seront dans une chambre froide”, explique-t-elle encore. Ce choix, Véronique confie l’avoir mûrement réfléchi : “Nous nous sommes beaucoup posé la question de savoir si on investissait dans une voiture pour faire de la livraison à Bruxelles. Mais je crois qu’il faut penser maintenant Bruxelles autrement : Bruxelles sans voitures ou avec le moins de voitures possible. Ce sont des convictions écologiques et c’est aussi en rapport avec le choix des fromages que nous faisons car nous essayons de travailler avec des petits producteurs qui ont aussi leurs propres valeurs.”
Doubler les voitures
La réalité est implacable : les autoroutes et routes secondaires belges sont chaque année un peu plus engorgées, y compris en-dehors des heures de pointe du matin et du soir. Selon l’index des retards 2018 de Touring, Anvers, Bruxelles et Liège sont les villes les plus affectées. Mais c’est dans la capitale que les automobilistes sont le plus coincés dans les embouteillages. En 2016, ils ont ainsi passé une moyenne de 41 heures bloqués dans le trafic, soit 12 % du temps de conduite total. Résultat ? Selon le rapport annuel Traffic Scorecard de la société américaine Inrix, Bruxelles est la 14 e ville européenne la plus embouteillée.
Face à ce constat, nombreux sont les citoyens à choisir d’autres façons de se déplacer : en transports publics, à pied, à trottinette, à vélo,... Non polluant, silencieux et bon pour la santé, le vélo séduit de plus en plus, pour les trajets privés mais également professionnels. Selon l’Observatoire du vélo en Région bruxelloise, sur la période 2010-2017, le taux de croissance annuel moyen des cyclistes est de 12 % (avec un bond de + 30 % entre 2015 et 2016). Quant aux trajets domicile-travail, selon l’enquête Monitor réalisée par Vias, la proportion des déplacements en voiture en Belgique continue de régresser de 71 % en 2010 à 56 % en 2017 tandis que l’usage du vélo grimpe de 7 à 16 %.
Un filon que de nombreuses sociétés de livraison ont exploité (UberEats, Deliveroo,...), mais dont le mode de fonctionnement suscite des questions économiques et humaines. Voilà pourquoi des modèles alternatifs se mettent peu à peu en place, à l’image de Molenbike, coopérative à finalité sociale de coursiers à vélo.
Désormais, en termes de rapidité, en milieu urbain, “le vélo est toujours gagnant sur la voiture”, se félicite Raphaël.
“Avec ses 60 cm de large, détaille-t-il, le vélo-cargo peut circuler sur les pistes cyclables, se faufiler, longer les voitures et rejoindre les sas vélos. Les aménagements de la signalisation routière pour les vélos nous font aussi gagner du temps. Et quand nous arrivons sur le lieu de livraison, pas besoin de me mettre en double file ou de chercher une place de parking. On concurrence les petites camionnettes”.
De fait, un vélo se déplace dans Bruxelles à du 18-20 km/h quand une voiture atteint moins de 15 km/h.
N’est-ce toutefois pas dangereux de rouler à vélo dans Bruxelles ? “Ce n’est pas sans risque, admet Antoine, mais les automobilistes respectent davantage les vélos-cargos que les vélos normaux parce qu’on prend plus de place et qu’ils craignent d’abîmer leur carrosserie...”
Raphaël enchaîne : “On acquiert rapidement les bons réflexes (NdlR : les coursiers de Molenbike roulent en moyenne 60 km par jour). Enfin, nos coursiers ne sont pas dans des cadences folles, ce qui rend les trajets plus sûrs”. Néanmoins, fait-il remarquer, “il est clair que l’aménagement pour les vélos à Bruxelles devrait être amélioré”.
Vers la création d'emplois
Pour l’heure, l’aventure Molenbike ne permet pas à ses six fondateurs d’en vivre à 100 %.“Nous avons une progression stable et saine, indique Raphaël. On a reçu l’agrément CNC (NdlR : agrément des sociétés coopératives leur permettant de devenir membre de l’AG du Conseil national de la coopération) et on va ouvrir notre capital. Pour le moment, un seul vélo-cargo appartient à la coopérative et l’ouverture de notre capital va nous permettre d’investir dans des vélos-cargos (dont le coût peut varier de 2 500 € à 18 000 € selon la gamme). D’ici fin 2018-début 2019, nous aimerions créer un premier emploi, mi-temps très probablement. Mais à terme, notre volonté est d’en vivre. Actuellement, cela occupe beaucoup de temps, qui n’est pas encore rémunérateur mais qui est plein d’espoir.”
Plus d’infos sur https://molenbike.be
Vidéo : Semra Desovali
Photos : Olivier Papegnies/Collectif Huma