Générations.Bio, une ferme couveuse pour les "startuppers maraîchers"

Installée dans la Ferme du Petit Sart à Grez-Doiceau, la fondation Générations.Bio permet aux apprentis maraîchers d'accéder à une parcelle de terre pour parfaire leur expérience et tester leur projet avant de le lancer.

Reportage 

Gilles Toussaint

Le soleil tape très dur ce mercredi matin. On évite donc de s'attarder dans l'atmosphère suffocante de la serre-tunnel où même les plants de tomates commencent à tirer la langue.

Nichée à l'orée d'un bois sur la commune de Grez-Doiceau, la Ferme du Petit Sart tranche avec l'image d'Epinal de la traditionnelle "ferme en carré" brabançonne. Sobres et modernes, les bâtiments sont habillés d'un élégant bardage en bois et équipés de panneaux solaires. Tournée vers le sud, l'habitation elle-même est baignée de lumière grâce aux vastes baies vitrées qui dessinent sa façade.

La Ferme du Petit Sart, c'est avant tout l'histoire d'un changement de vie. "Je me suis installé ici il y a quatorze ans, explique Hubert del Marmol, le maître des lieux. J'ai hérité d'une quinzaine d'hectares suite au décès inopiné de mon père. Je venais de perdre mon job dans l'industrie chimique lourde et je me suis dit que c'était l'opportunité de prendre un virage à 360 degrés."

Ingénieur industriel en agronomie, Hubert n'a pourtant aucune expérience pratique du métier d'agriculteur. Mais qu'importe, il se lance. "Avec heurts et malheurs", sourit-il. "Quand quelqu'un de nouveau s'installe, un 'nimaculteur' comme on nous appelle (un cultivateur non issu du monde agricole, NdlR), il y a beaucoup de réticences. On lui met des savonnettes sous les pieds."

Fermement déterminé à mener son projet à bien, il s'est accroché. Avec succès.

Hubert del Marmol (au centre de l'image, entouré par deux stagiaires) a choisi de changer radicalement de vie.

Hubert del Marmol (au centre de l'image, entouré par deux stagiaires) a choisi de changer radicalement de vie.

Le bio, comme une évidence

Après cinq années en production conventionnelle, la Ferme du Petit Sart est passée au bio. "Cela me turlupinait depuis le départ, mais j'ai d'abord dû régler certains problèmes techniques liés à des engagements pris sur certaines parcelles avec des voisins", raconte notre hôte. Après s'être beaucoup documenté sur ces méthodes de culture - "je suis allé voir un peu partout : en Belgique, en France, en Allemagne, en Estonie..." -, il a franchi le pas il y a neuf ans.

Les 17 hectares de l'exploitation sont aujourd’hui dédiés à la culture de céréales et de légumes, ainsi qu'à l'élevage d'une trentaine de vaches de race Limousine, dont la viande est vendue en circuit court.

Rotations allongées, cultures en mélange, rendements diminués mais tarifs revalorisés …"Techniquement, c'est plus compliqué de travailler en bio, mais je ne regrette absolument pas mon choix", souligne-t-il sans la moindre hésitation.

Une pépinière pour les apprentis maraîchers

"Depuis que je suis passé au bio, je suis contacté par de nombreux jeunes âgés de 20 à 30 ans qui cherchent une parcelle de terre pour se lancer dans le maraîchage, poursuit Hubert del Marmol. Ils sont des dizaines à débarquer ici. Il y en a encore un qui est venu hier."

Désireux de leur donner leur chance et intimement convaincu de la nécessité de généraliser la pratique du bio, celui-ci a trouvé un arrangement avec ces apprentis cultivateurs. "On passe des contrats pour une saison sur de petites parcelles en fonction des demandes que je reçois et de mes possibilités", résume-t-il. Et les candidats ne manquent pas.

Petit à petit, l'idée de pérenniser cette formule s'est imposée. "N'ayant d'enfant, je n'ai pas envie que mon projet retourne au conventionnel le jour où je claquerai", explique Hubert sans fioriture. Avec l'appui de son ami Carl Vandoorne, il décide donc de créer une fondation baptisée Générations.Bio.

"La fondation a pour buts désintéressés de contribuer à la transition vers une société plus écologique, plus humaine, respectueuse de la Terre et des Hommes afin de garantir un avenir et un développement durable à notre société, c’est-à-dire un développement basé sur des modèles de société démocratique et des modes de vie offrant une place centrale à la justice sociale, la solidarité, l’égalité des chances entre tous les êtres humains mais aussi au respect des grands équilibres écologiques."
Extrait des statuts de Génératio.Bio

"La ferme a mis un hectare à disposition de la fondation. Cette dernière a un statut d'unité de production propre avec les certifications bio et nous mettons ces terres à disposition de jeunes qui veulent tester leur projet avant de se lancer", détaille Carl Vandoorne. Une "ferme couveuse" pour les "startuppers maraîchers" en quelque sorte.

Ceux-ci - qui bénéficient en outre d'un accès à l'eau, à l'électricité et à la profession par le biais d'Hubert del Marmol - , sont invités à mutualiser leurs outils et à travailler avec des variétés locales et anciennes. Bio, bien sûr !
"On travaille avec une charte où ils s'engagent à respecter certains critères, mais cela repose avant tout sur une grande confiance."

Trouver une terre, le nerf de la guerre

Pour de nombreux jeunes qui souhaitent se lancer dans la production de légumes bio, le principal écueil reste l'accès à la terre, déplorent en chœur Hubert del Marmol et Carl Vandoorne. Et les pouvoirs publics ne font rien pour améliorer les choses, dénoncent-ils.

"Quand on apprend que des CPAS du Brabant wallon sont en train de vendre des terres, en stoemelings dans certains cas, on se pose des questions. Pourquoi ne pas utiliser ces terrains pour créer de l'emploi local et remettre des gens en difficulté au travail ?" interroge le second nommé, soulignant que ces parcelles devraient aller en priorité à de jeunes maraîchers ou agriculteurs bio du coin. D'autant plus que la demande pour les produits de ce type issus de circuits courts connaît un développement constant. Générations.Bio, qui milite ouvertement dans ce sens, a également entamé un dialogue poursuivant le même objectif avec les fabriques d'Eglise.

Mettre une conditionnalité environnementale dans le bail à ferme

"Tout est cadenassé", surenchérit Hubert del Marmol. Le bail à ferme pourrait être un instrument permettant de débloquer cette situation, mais le projet de réforme actuellement envisagé par le gouvernement wallon ne prend malheureusement pas du tout cette direction, poursuit-il.

"Beaucoup de gens qui possèdent des terres, parfois juste un lopin, viennent nous voir en expliquant qu'ils aimeraient que leur terrain ne soit plus exploité à grands renforts de produits chimiques, mais plutôt cultivé dans le respect de l'environnement et de la vie. Mais ils sont coincés par le bail a ferme. L'agriculteur qui dispose de ce bail peut surexploiter la terre et se soucier comme d'une guigne de la biodiversité, le propriétaire n'a rien à dire. Il ne peut pas le mettre dehors ni exiger qu'il le cultive autrement. Il faudrait donc réformer ce bail en introduisant une clause qui permet au propriétaire de mettre une conditionnalité environnementale et de favoriser la mise à disposition de ces terrains à des jeunes qui aspirent à travailler en maraîchage bio. Tous les propriétaires ne voudront pas aller dans cette direction, mais il faut au moins laisser la possibilité à ceux qui le souhaitent de pouvoir faire ce choix", plaide-t-il.

Carl Vandoorne, cofondateur de Générations.Bio

Carl Vandoorne, cofondateur de Générations.bio

Essaimer, une grande fierté

Quatre ans après son lancement, les fondateurs de Générations.Bio ne peuvent que se réjouir de l'engouement suscité. Il y eut entre autres Gwenaël, Léa, Philippe, David et, pour l'instant, Annick, énumèrent-ils. Des jeunes maraîchers enthousiastes qui, après leur passage à Grez-Doiceau, ont lancé leur propre exploitation. La fondation s'enorgueillit en outre de drainer dans son sillage de nombreux stagiaires venus des quatre coins du monde et même des étudiants pour mener des travaux de recherche.

"C'est notre fierté de voir ces jeunes concrétiser leur projet", se réjouit Carl. D'autant que ceux-ci créent à leur tour de l'emploi pour d'autres personnes, ajoute-t-il. "Une autre satisfaction, c'est de voir que notre approche essaime. L'association Terre en vue est ainsi venue nous demander si elle pouvait "cloner" le principe de couveuse dans une exploitation de Beauvechain. On ne demande pas mieux !"

Des stages tout public

Organisé chaque année à Pâques,le stage d'initiation au maraîchage bio à destination du grand public rencontre lui aussi un franc succès. "Pendant trois jours, les participants ont des cours sur les principes de base avec divers spécialistes intervenants." Sous serre ou sur buttes de culture, ils s'essaient ainsi à diverses techniques allant de la permaculture, à la biodynamie en passant par le compostage. "Ils reviennent ensuite une journée après la mi-mai, une fois passés les 'saints de glace', pour repiquer leurs semis. Puis, un jour en été pour récolter. Entre-temps, C'est un éloge de la patience", sourit Carl Vandoorne.

Très participative, la formule a déjà accueilli plusieurs centaines de personnes, insiste-t-il. "C'est très intergénérationnel. On y rencontre aussi bien des personnes qui ont juste un petit espace sur leur balcon à Bruxelles, que des jardiniers expérimentés, des médecins, un théologien, un groupe de réfugiés… Il y a même une jeune femme avec un doctorat de bioingénieur qui est venue récemment. On lui a dit en riant qu'elle nous mettait une pression insupportable, mais elle nous répondu qu'elle avait tout à apprendre, qu'elle était 'une hors- sol'",s'amuse-t-il. "Notre objectif, c’est de montrer aux gens qu’il est possible de faire des jardins qui sont esthétiquement beaux, tout en étant nourrissants et productifs."

Portés par leurs convictions, les fondateurs de Générations.Bio ne manquent ni d’idées ni d’énergie. La ferme a ainsi accueilli des étudiants en cuisine, des journées de team building auxquelles ont notamment participé des membres de la DG Agri de la Commission européenne et même... un brûlage de culottes organisé pour une future mariée passionnée par le bio.

Avec de jeunes stagiaires, ils ont également mis sur pied un parcours à la découverte des 23 petites fermes oubliées qui existaient autrefois dans le hameau. "C’est une manière d’intéresser les gens aux enjeux de l’agriculture locale et des circuits courts. Et de leur rappeler que les petites fermes se meurent aujourd’hui. Cela fait de nombreux emplois perdus alors que dans le même temps beaucoup de jeunes aimeraient retourner à la terre."

Alors que notre société est confrontée à de multiples problèmes sanitaires, environnementaux et sociaux, et que l’on est obligé d’importer 70% des aliments bio parce que l’on n’arrive pas à répondre à la demande, leur permettre d’accéder à la terre pour la cultiver aurait "plein d’impacts positifs pour l’avenir", conclut Hubert del Marmol.

Vidéo et photos : Valentine Van Vyve et Ferme du Petit Sart