Revenons
à nos moutons

Constatant que la laine des brebis de leur région était inutilisée, un groupe de citoyens namurois tente mettre sur pied une filière locale de valorisation.
Ils viennent d'organiser leur première « tonte nomade ».

Reportage 

Gilles Toussaint

Profitant de l'ouverture de la barrière, le bélier prend la poudre d'escampette. L'occasion pour Pierre de faire la démonstration de ses talents de gardien de but. D'une envolée magistrale, il plonge sur l'animal, bloquant net la tentative d'évasion. Le fugitif est reconduit manu militari dans son enclos et Charlotte peut se mettre à l'ouvrage.

Campée sur un panneau de bois qui fait office de plancher, elle cale la brebis entre ses jambes et la maintient fermement. Clic ! Le ronronnement de la tondeuse se mêle aux bêlements de désapprobation.

D'une main experte, Charlotte entreprend en douceur le « déshabillage » de la jeune maman. Partant du ventre de l'animal, elle commence par retirer les nœuds de laine peu gracieux, puis progresse méthodiquement pour lui tondre d'un seul tenant son abondante toison. L'opération dure quelques minutes à peine avant que la brebis, arborant une impeccable coupe d'été, rejoigne son petit qui l'attend dans un coin de la prairie.
Le tour de Maître Bélier est arrivé. Qui semble moins enthousiaste, du coup…

Tondeuse professionnelle, Charlotte procède avec minutie afin de ne pas blesser la brebis et de récupérer une laine non souillée.

Tondeuse professionnelle, Charlotte procède avec minutie afin de ne pas blesser la brebis et de récupérer une laine non souillée.

Une histoire de « tricoteuses »

La première tonte nomade organisée par le groupe « Laine en transition » actif dans les communes de Gesves et Ohey (en province de Namur) a bien débuté. Elle va se poursuivre durant tout ce dimanche où le ciel tangue du bleu et gris.

« Au total, nous allons tondre une cinquantaine de moutons », précise Eliabel Hennart, qui coordonne les opérations. Une démarche qui s'inscrit dans la continuité d'un projet plus vaste entamé deux ans plus tôt, poursuit-elle. « En 2015, nous avons décidé de lancer des ateliers tricot dans le cadre du mouvement Gesves en Transition (devenu depuis GO Transition, NdlR). C'est parti d'une passion commune pour cette pratique et cette matière qui nous a permis de nous rencontrer. On s'est d'abord réunis une fois par mois, puis deux, et on a constitué un petit noyau qui rassemble cinq femmes et un homme. »
Une initiative qui a pris son envol avec le soutien de la Fondation Roi Baudouin.

« On s'est dit que c'était une belle matière qui était gaspillée, alors qu'elle a des propriétés intéressantes : elle se renouvelle chaque année, elle est chaude et elle se dégrade sans laisser de trace. »

Chemin faisant, « les tricoteuses » font un étonnant constat : « Dans les pelotes de laine que nous achetions en magasin, il y avait très peu de laine, en fait. Et en discutant avec des connaissances qui avaient des moutons dans la région, on s'est également rendu compte que leur toison n'était pas du tout valorisée. Dans la plupart des cas, elle partait en fumée ou servait de couvert sur un potager. Parfois, un tondeur la reprenait et elle était envoyée en Chine. On s'est dit que c'était une belle matière qui était gaspillée, alors qu'elle a des propriétés intéressantes : elle se renouvelle chaque année, elle est chaude et elle se dégrade sans laisser de trace. »

Il y a laine et laine

Si tous les moutons produisent de la laine, toutes les laines ne se valent pas.

Le Mérinos, une race originaire d'Espagne, est ainsi connu pour sa toison très fine et très douce qui permet de fabriquer des vêtements peuvant être portés à même la peau. Elle est très appréciée des sportifs pour ses vertus antibactériennes et sa capacité à « absorber » les odeurs de transpiration.

Plus commun en Wallonie, le Roux ardennais présente pour sa part une laine qui se prête très bien à la fabrication de feutre, mais celle-ci est généralement « piquante » en raison de la présence de poils plus épais (les jarres). Elle se prête donc davantage au rembourrage de matelas, par exemple. Celle du Suffolk, de son côté, ravira les amateurs de coussins et de couettes moelleuses.

Un label laine locale

Pour encourager les consommateurs à identifier les produits en laine locaux, traçables et éthiques, la Filière laine wallonne a d'ailleurs créé le label be-wool attribué par un jury indépendant.

Un savoir-faire à réapprendre

L'idée de créer une petite filière locale germe alors doucement. « On a commencé par récolter quelques toisons de manière anecdotique et on a mis sur pied des ateliers de transformation », raconte Eliabel.
Avec l'appui de la Filière laine wallonne, les membres du groupe vont faire l'apprentissage de ces techniques artisanales, via notamment les formations données à la Ferme du Mafa, l'écocentre de la région Fagnes-Ardennes. Filage, tissage, feutrage, teinture naturelle à base de plantes… Les différentes étapes de la transformation de la laine n'ont désormais plus de secret pour eux.

« Finalement, au sein du groupe, chacune s'est un peu spécialisée dans un domaine », observe Eliabel qui pour sa part a eu un véritable coup de cœur pour la technique du feutre. « C'est une technique simple qui permet de créer un objet, de quasiment le sculpter sans aucune couture. Je suis allée suivre des stages. C'est resté beaucoup plus dans les mœurs en Hollande et en Allemagne, entre autres, où il y a des feutreuses qui font des choses magnifiques. Du véritable design. Chez nous, il y a eu une tradition du feutre il y a longtemps. Les chasubles blanches des moines Prémontrés de Floreffe étaient en feutre, par exemple. »

Cécile, Pierre et Eliabel retirent les impuretés de la toison fraîchement enlevée à sa propriétaire.

Cécile, Pierre et Eliabel retirent les impuretés de la toison fraîchement enlevée à sa propriétaire.

Appel aux éleveurs locaux

Fort de ces compétences, le groupe a expérimenté la transformation à petite échelle l'an dernier. L'occasion de mesurer tout le travail que représente le passage de la matière brute au produit fini. « Il faut d'abord trier la laine car il y a des choses qui ne sont pas du tout utilisables, puis il faut la laver et ensuite la carder », décrit notre interlocutrice. Une tâche fastidieuse qui consiste à peigner les fibres pour les démêler et les orienter dans le même sens, explique-t-elle.

Après s'être livré à l'exercice avec une cardeuse basique, le groupe a trouvé son salut au musée de la draperie luxembourgeois d'Esch-sur-Sûre, qui dispose d'une machine permettant de réaliser ce travail avec beaucoup plus d'efficacité. « Cela nous fait gagner un temps fou qui nous permet de nous concentrer sur les étapes suivantes », se réjouit Eliabel.

1kilo de laine. C'est la quantité qu'il faut pour réaliser un pull. Un chapeau réalisé par Eliabel Hennart demande pour sa part environ 80 grammes et une petite besace 330 grammes.

Au mois de mai, les « tricoteuses » ont ainsi organisé un petit recensement via les réseaux sociaux et le journal communal, appelant les éleveurs locaux à indiquer le nombre de moutons qu'ils possédaient, leur race et l'usage qu'ils avaient, ou pas, de la laine de ces derniers.
Au total, une dizaine d'entre eux ont manifesté leur intérêt pour le projet de tonte nomade. Cinquante moutons donc, « qui représentent quelque 170 kilos de laine ». Un premier palier que le groupe Laine en transition espère voir encore augmenter par la suite, alors qu'il estime le cheptel local à plus de 400 têtes.

Une filière de mini-productions

Jusqu'à présent, le nettoyage et le filage ont été réalisés à la Filature du hibou, une petite entreprise de la région namuroise qui réalise un travail à façon pour les petits et moyens volumes.
Pour pouvoir la faire laver en Belgique de manière industrielle, ils devront en collecter au moins 400 kilos, un seuil qui semble accessible sans trop de difficulté vu les échos positifs récoltés auprès des propriétaires de moutons.
« Beaucoup nous contactent en disant qu'ils seraient contents que l'on valorise leur laine », constate la coordinatrice, notant au passage que de plus en plus de gens ont recours à cet animal pour entretenir leurs terrains.

A partir de ce premier stock de matière première, les membres du groupe laine ambitionnent de développer une petite filière artisanale de transformation et de distribution.
Eliabel s'est ainsi lancée dans la réalisation de jolis chapeaux, de sacs et d'écharpes qui ont reçu un « super accueil » lorsqu'elle les a présentés pour la première fois à l'occasion d'une fête locale organisée il y a trois semaines.

« Certaines personnes m'ont demandé s'il y avait la possibilité de faire des pièces sur mesure », sourit-elle. Un intérêt qui la conforte dans sa conviction qu'il est possible de développer une filière de mini-productions. « On peut envisager des pulls, des jupes, des manteaux, mais aussi des stores en feutre, de la laine de rembourrage pour faire des coussins et du rembourrage de fauteuil ou encore de l'isolation pour des yourtes... »

Photos et vidéos : Gilles Toussaint