La ferme, terre d'accueil

Pour les personnes fragilisées, passer une journée à la campagne peut contribuer à briser l'isolement et à se reconstruire.
Très répandu dans certains pays voisins et en Flandre, l'accueil social à la ferme fait ses premiers pas en Wallonie.

Reportage 

Gilles Toussaint

Il est pas loin de midi et Nathalie fait son entrée dans la cour de la ferme. Le visage fermé, elle est visiblement contrariée par son retard. La grève des Tec a rendu encore plus compliqué un trajet qui, en temps normal, lui demande déjà une heure pour rejoindre le petit village d'Hennuyères.

Depuis septembre 2017, Nathalie se rend régulièrement à la Ferme du Planois dans le cadre du projet « Cap sur les métiers de la terre » organisé par le CPAS de Soignies. « Cela s'est fait un peu par hasard, suite à une séance d'information donnée à Anderlues », explique-t-elle. « J'aurais voulu aller dans un centre équestre, mais ce n'était pas possible. Alors je suis venue ici parce que j'aime bien être avec les animaux. »

« L'objectif est surtout d'arriver à se sentir mieux dans sa peau, à sortir de la dépression et de la solitude.»

« Il ne s'agit pas d'insertion professionnelle, on est plutôt dans l'occupationnel », souligne Antoine Detobel, l'assistant social qui l'accompagne dans cette nouvelle expérience. « Ici, l'objectif est surtout d'arriver à se sentir mieux dans sa peau, à sortir de la dépression. Ces journées passées à la ferme sont un premier pas vers une forme de réinsertion sociale en recréant des liens car ce sont souvent des personnes enfermées dans la solitude, avec un réseau relationnel très restreint. Cela leur change un peu les idées et ça les aide à se reconstruire en acquérant des compétences simples : faire preuve de régularité, être à l'heure, intégrer facilement des demandes… Rien que le fait de se lever le matin, c'est parfois tout un concept pour certains. »

Depuis le lancement de ce projet, une quinzaine de personnes ont fait des passages à la ferme de manière régulière à raison d'un jour par semaine ou de façon plus aléatoire. « On est face à un public fragilisé qui reste parfois imprévisible », observe l'assistant social, philosophe.

Le matin, Nathalie (à gauche sur le cliché) donne un petit coup de pouce à Françoise à la fromagerie.

Le matin, Nathalie (à gauche sur le cliché) donne un petit coup de pouce à Françoise à la fromagerie.

Oublier les soucis du quotidien

Entre-temps, Nathalie a rejoint Françoise, la maîtresse des lieux, dans la chambre froide située à l'arrière du petit magasin qui se trouve à l'entrée de la cour. Une fois son tablier enfilé, elle peut lui donner un coup de main pour mouler les fromages. Une opération simple que les deux femmes réalisent en papotant, comme lors de chacune de ses visites.

« Il n'y a pas de demande de rendement, nous explique l'agricultrice. J'essaie toujours de voir ce que la personne est capable de faire et ce dont elle a besoin, mais on fait toujours des petites choses de base. On s'accompagne l'une l'autre, même si je ne peux pas m'occuper d'elle à temps plein toute la journée. Comme le matin, j'ai surtout du travail dans la fromagerie, on met les étiquettes sur les yaourts ou des confitures en pot. L'après-midi, Nathalie aime bien aller s'occuper un peu des animaux. On s'adapte à chaque personne et à son rythme. Certaines aiment être un peu plus seules. Le but, c'est de les occuper pour qu'elles ne voient pas la journée passer et qu'elles prennent un peu de bon temps. »

« Il n'y a pas de demande de rendementJ'essaie toujours de voir ce que la personne est capable de faire et ce dont elle a besoin, mais on fait toujours des petites choses de base. »

« Ces visites m'apportent du bien-être, sourit Nathalie. Quand je suis ici, j'oublie tous mes soucis. C'est vrai, hein ! J'aime être avec les animaux, bouger... Et puis, c'est valorisant. L'autre fois, j'ai acheté un fromage que j'avais fait. »

Effectuer un trajet d'une heure ne la dérange pas, ajoute-t-elle, même si certains mois, avancer l'argent de ces déplacements « est parfois un peu compliqué ».

Un réseau qui ne demande qu'à grandir

Encore marginal chez nous, l'accueil social à la ferme (lire également l'article consacré à l'agriculture sociale dans la revue "Mille Lieux") est une pratique largement développée chez nos voisins, explique Lorraine Guilleaume, en charge de ce dossier au sein de l’ASBL Accueil Champêtre en Wallonie. « La formule est très courante aux Pays-Bas, en France et en Allemagne. En Italie, ils ont même fermé des centres psychiatriques pour favoriser l'accueil de personnes fragilisées dans des fermes. Plus près de nous, la Flandre compte déjà un millier d'exploitations où l'on pratique ce type d'accueil », explique notre interlocutrice.

En Wallonie, à côté d'initiatives comme celles menées par l'ASBL Nos Oignons avec des personnes qui fréquentent des institutions de soins en santé mentale, le Groupe d'action locale Haute Sûre - Forêt d'Anlier a initié ce mouvement il y a quelques années dans le cadre du Programme wallon de développement rural. L'accueil à la ferme de personnes fragilisées est désormais reconnu par l'Agence pour une vie de qualité et la DGO5 (Direction Générale opérationnelle des Pouvoirs locaux et de l’Action sociale) et bénéficie de subsides permettant de soutenir une série de projets de ce type répondant à des critères précis.

« Mais le cadre demeure assez restrictif, poursuit Lorraine Guilleaume.  Les services d’aide à la jeunesse, par exemple, ne peuvent actuellement pas bénéficier des subsides pour permettre l’accueil de jeunes en décrochage scolaire. » Il comporte en outre un certain nombre de zones grises qui sont autant de freins à l'engagement des agriculteurs dans cette voie. « Les projets pilotes retenus par l'Aviq et la DGO5 sont encadrés par une convention qui garantit la bonne entente entre l'institution concernée, l'agriculteur et la personne accueillie. Cela balise un peu les choses, mais s'il y a un problème ou un accident, cette convention ne constitue pas une garantie légale. Actuellement, chacun doit donc prendre ses propres assurances et s'arrange comme il peut. »

Une « bulle d'oxygène »

Grâce au soutien financier de la Coopérative Cera, Accueil Champêtre en Wallonie s'est donnée pour mission de clarifier ce cadre juridique, mais aussi plus largement d'organiser et de structurer un réseau qui ne demande qu'à s'étendre. « Il existe une demande énorme au sein des institutions sociales et des centres d'accueil de jour, où les places manquent. Aux Pays-Bas, les fermes d'accueil social ont un véritable statut et une étude britannique a montré que cette forme d'accueil permettait à la société de réaliser des économies importantes. »

«Le principe est de les sortir de leur quotidien et de les faire gagner en autonomie. On voit des bénéfices assez fulgurants »
Lorraine Guilleaume, chargée de mission "Accueil social à la ferme" au sein de l’asbl Accueil Champêtre en Wallonie.

L'objectif, insiste encore Lorraine Guilleaume, n'est pas de faire de l'insertion professionnelle, mais bien de contribuer à l'inclusion sociale de personnes fragilisées. Celles-ci ne viennent pas à la ferme pour travailler, mais bien pour y trouver une « bulle d'oxygène » se changer les idées. Il ne s'agit pas pour l'agriculteur de profiter d'une main-d’œuvre bon marché, ni pour les institutions de se « débarrasser » de certaines personnes.

Accueil champêtre souhaite ainsi mettre en place une formation de base d'accueillant destinée au monde agricole et élargir le public qui pourrait bénéficier de ce type de services « à toute personne qui, pour des raisons sociales, familiales ou de santé, en éprouve le besoin. »

Des bénéfices mutuels

«Le principe est de les sortir de leur quotidien et de les faire gagner en autonomie. On voit des bénéfices assez fulgurants », s'enthousiasme Mme Guilleaume, tout en soulignant que toutes les personnes en institution ne sont pas en mesure de passer une journée à la ferme et que tous les agriculteurs ne sont pas en mesure de les recevoir. « C'est évidemment du cas par cas ».

L'accueil social à la ferme n'est par ailleurs pas non plus un créneau de diversification économique puisqu'il n'est actuellement défrayé qu'à hauteur de 25 euros la demi-journée et 40 euros la journée.
Il n'en s'agit pas moins d'une démarche qui a des bénéfices mutuels : les agriculteurs apportent leur aide à des personnes en difficulté, mais celles-ci peuvent également contribuer à les sortir de leur propre isolement.

Tendre la main

Assistante sociale de formation, Françoise Lemercier-Lecoq s'est inscrite de façon naturelle dans ce programme d'accueil social à la ferme qu'entend développer l’asbl Accueil Champêtre en Wallonie (lire ci-dessus). Avec son époux Philippe, ils ont déjà pas mal diversifié leur petite exploitation bio qui, outre la commercialisation de produits issus de leurs élevages de chèvres et de brebis, comporte un vaste gîte et accueille des écoles dans le cadre de visites pédagogiques.

Le choix de recevoir des personnes en difficulté, très modestement défrayé, répond moins à un souci économique qu'à une aspiration à aider les autres. «Je trouve que j'ai la chance de vivre dans un cadre magnifique et de faire un boulot que j'aime bien. Donc, je le partage avec des gens, qui profitent ou pas de la main qui leur est tendue », confie-t-elle très simplement.

Pour les Lemercier-Lecoq, cette nouvelle expérience ne fait que prolonger une démarche entamée de longue date. Depuis huit ans, ils accueillent en effet trois jours par semaine une jeune fille «différente » à la demande de sa maman. « Elle s'occupe des ânes, elle donne la main aux petits lorsqu'il y a des visites de classe... Elle fait des choses que nous n'aurions pas forcément le temps de faire mais auxquelles elle prend du plaisir. L'important, c'est le contact social. Elle a vraiment trouvé sa place », se réjouit l'agricultrice, à qui il arrive parfois de recevoir des jeunes en décrochage ou, plus récemment, une personne qui a connu un suivi psychiatrique.

Assistante sociale de formation, Françoise s'occupe aujourd'hui de la Ferme du Planois avec son compagnon Philippe. Un métier et un cadre de vie qu'ils adorent et aiment faire partager.

Assistante sociale de formation, Françoise s'occupe aujourd'hui de la Ferme du Planois avec son compagnon Philippe. Un métier et un cadre de vie qu'ils adorent et aiment faire partager.

Accompagnante, pas thérapeute

« Je sais qu'avec ce genre de public, il peut y avoir des soucis, notamment parce qu'on ne peut pas compter sur eux à 100 %. C'est déjà arrivé, mais c'est un risque que je prends donc je ne vais pas me plaindre après », poursuit-elle, précisant refuser certaines demandes qu'elle juge ne pas pouvoir assumer.

Mais quel que soit le cas de figure, Françoise reste « juste une accompagnante ». « Je ne suis pas thérapeute. Pour cela, ils ont des éducateurs et d'autres personnes ressources ».
Et si à certains moments « des choses se disent », elle ne suscite pas les confidences, insiste-t-elle. « Ils sont ici pour changer d'air et se couper de leur réalité quotidienne. Notre rôle c'est de les faire penser à autre chose qu'à leurs problèmes. On a de vraies relations et c'est une expérience très enrichissante. » Qui se suffit à elle-même.

Photos : Alexis Haulot

Vidéos : Semra Desovali