Quand le bonheur au travail fait la performance

Au travail, bonheur et performance sont-ils incompatibles, voire antinomiques ? Que du contraire, leurs destins seraient liés, l’un étant le moteur de l’autre et inversement. Comment concilier ces deux notions ? Happyformance en a développé l’équation.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Cinq jours par semaine pendant quarante-cinq ans. Soit huit ans et demi ou septante et une mille heures. Ces chiffres vertigineux rendent compte du temps que nous passons en moyenne au travail sur la durée d’une vie. « Cela fait quand même une part substantielle de l'existence pendant laquelle on ne prend pas beaucoup en considération la notion de bonheur », soulève Laurence Vanhée d’un ton un brin sarcastique. « Vous comprenez pourquoi nous nous attachons à mettre en place un cadre qui le favorise », poursuit la fondatrice de «  Happyformance », une société de conseil qui travaille à la « transformation positive et durable des organisations »

Dans ce nom, l'on retrouve la contraction des deux fers de lance du projet : le bonheur et la performance. Leurs destins seraient, comme dans ce mot-valise, intrinsèquement liés. « Il s’agit de mettre en place des solutions de changements pérennes qui garantissent la performance d’une organisation et le bonheur de ses collaborateurs », résume la Chief happiness officer. L’humain est ainsi « mis au centre des priorités ».

« Le bonheur de chacun est considéré comme un levier du développement durable d’une organisation. »
Laurence Vanhée, Chief happiness officer

Bruxelles-Environnement, notamment, a fait le choix de poursuivre une mue entamée il y a plusieurs années. Après quelques mois de préparation en amont avec un groupe de travail et la direction, ce sont les membres des Ressources Humaines qui planchent sur le développement d’une nouvelle stratégie à 10 ans. Deux jours pour en tirer les grandes lignes. « J’espère que ces moments permettront de nourrir notre créativité et nos projets », réagit Emilie lors d’un premier tour de table. Laurie souhaite qu’ils « enrichissent le travail » alors que sa voisine évoque la mise en place d’une stratégie « ambitieuse et inclusive ». « Modernisation », « motivation », « simplification », « idées concrètes », « cohésion » et recherche de « sens », voila des mots auxquels vient s’ajouter le climat général désiré par les participants : « la joie et la bonne humeur ».

Du contrôle à la confiance

Le constat de départ, fait par Happyformance comme par Bruxelles-Environnement, est celui de la nécessité de changer la culture et l’organisation du travail : passer de la culture de contrôle et de commandement à celle de la responsabilisation et de la confiance. « Les organisations sont arrivées au bout des gains de performance par optimisation, analyse Laurence Vanhée. Les collaborateurs n’en peuvent plus d’être considérés juste comme des ressources. Ce type d’organisation est nécrosé, paralysé. Il a mené aux burn-out, aux bore-out, à l’opposé de l’épanouissement professionnel ». D’où l’essentiel changement de paradigme. Ici, il postule que le bonheur est une source de performance.

"Ne jamais plus être malheureux"

« C'est incroyable, d'utiliser cette double négation. Pourquoi ne dit-on pas simplement "Je veux être heureux" plutôt que "pas malheureux" ? Pourquoi dit-on "C'est pas mal" au lieu de "C'est bien !" ?». Ces questions, Laurence Vanhée se les ai posées à la suite d'un solide burn-out. Et ce sont elles qui, vraisemblablement, ont ensuite guidé les choix de la fondatrice de Happyformance. « Je suis une indécrottable optimiste », explique-t-elle. Heureusement, car la tâche qu'elle s'est fixée, sur le fond comme sur la forme, l'exige. « Je suis habituée à nager à contre-courant », poursuit-elle.

Ingénieur commercial, elle travaille alors dans les Relations Humaines et est notamment responsable des licenciements. Une tâche « extrêmement dure à vivre ». La logique d’hyper-croissance et de déshumanisation la pousse à bout. C'est ainsi qu'elle décide de « ne plus jamais être malheureuse » au travail. « Enfin, d'être heureuse », corrige-t-elle. Et de permettre à d'autres de bénéficier d'un cadre favorable au développement de ce bonheur professionnel. Sa fonction de « Chief happiness officer » au SPF sécurité sociale lui permet d'imbriquer toutes les pièces du puzzle. « C'est à ce moment là que j'ai réfléchi aux piliers, base de l'équation » du bonheur au travail (lire ci-dessous), explique-t-elle. Quelques années plus tard, elle décide de lancer Happyformance. Région Wallonne, administrations, monde industriel et pharmaceutique, elle accompagne la transition dans de multiples domaines d'activité. 

Aujourd'hui, la réputation de sa boite de conseil s'est exportée au-delà de nos frontières, obtenant des résultats probants, tant en matière de « performance économique que de satisfaction des collaborateurs ». « Il y a un important mouvement en ce sens, les organisations se transforment à un rythme qui s'accélère car les collaborateurs sont à bout. C'est aussi un fait générationnel et lié à l'apport technologique. Enfin, les patrons expriment le besoin de construire quelque chose qui a du sens, analyse Laurence Vanhée. Le monde change et les organisations, qu'elles soient publiques ou privées, se doivent d'accompagner ce changement », ponctue-t-elle.

Résultat d'une équation

Pour baliser sa logique, l'ingénieur commercial a mis en place une équation qui guide les stratégies mises en place dans les organisations, quel que soit leur domaine d’activité ou leur taille :

Liberté + responsabilité = bonheur + performance.

L’objectif est la performance d’une organisation, sans quoi, « on ne sait pas payer les salaires », souligne Laurence Vanhée, qui s’empresse de poursuivre : « Mais personne ne se lève le matin pour être performant ! On se lève pour passer la meilleure journée possible. » Le bonheur étant subjectif, « l’organisation ne peut imposer une forme d’épanouissement ». Ce qu’elle peut faire, par contre, c’est de « définir un cadre structurel, une architecture » qui donne la liberté à chacun d’y puiser ce qui nourrit son bonheur.

Cette notion de liberté va de paire avec la prise de responsabilités : « Chacun assume la responsabilité de ses choix. Ce faisant, chacun assume ses engagements et est donc performant. Cela dégage des moyens à réinjecter dans le bonheur au travail ».

Le tout est d’enclencher ce cercle vertueux, qui fait « converger tous les intérêts ». 

Cours de Zoumba, babyfoot, corbeille de fruits. Ces initiatives un peu bling-bling « héritées de la culture start-up » sont-elles la solution ? « Ces initiatives sont bonnes… mais ne s’attaquent pas au fond des choses. C’est soit un sparadrap soit la cerise sur le gâteau. L’idéal est cependant de commencer par cuisiner le gâteau ! » Celui-ci est composé de solides couches de collaboration, de cohésion et de collégialité. « Nous veillons à instaurer des comportements solidaires là où la compétition avait pris le dessus », poursuit Laurence Vanhée.

Un processus de co-création

De responsabilité, il en est question dès le développement des solutions. Elles sont en effet le fruit d’une « co-création » impliquant les parties prenantes, « pour éviter de mettre en place des choses qui n’intéressent personne ! », justifie Laurence Vanhée. Elle estime qu'il est primordial que chacun s’approprie le projet : « On a remarqué que lorsque l’on fixe les objectifs collectivement, que l'on demande aux équipe de traduire la vision en actions concrètes, le gain en terme de performances est au minium de 20 %. », insiste-t-elle.

Ce processus est plus pertinent encore lorsqu'il s'agit de contrer « les résistances inhérentes à tout processus de changement », analyse Frédéric Fontaine, Directeur Général de Bruxelles-Environnement. « Initialement, 15% d'un groupe est en faveur d’un projet de changement, étaie Laurence Vanhée. Il y a 35% de curieux, qu’il faut tenter d’amadouer et autant de sceptiques. Enfin, 15% y sont tout à fait défavorables. » Ancrages, certitudes, peurs, pression sociale, ego, les raisons des frilosités sont multiples. « Il faut leur permettre de les exprimer, les écouter avec bienveillance, dégonfler ces craintes, qui sont par ailleurs de bons indicateurs de la pertinence d’un projet », précise Laurence Vanhée

Répartis en petits groupes, la quarantaine de membres du service RH de Bruxelles-Environnement partagent, justement, leurs impressions et leur « étonnement » face aux données présentées plus tôt dans la journée : l'évolution des professions, le besoin de flexibilité et de mobilité exprimés par les managers ne les rassurent pas.

« Il faut s'assurer que ces développements le soient pour le bien de tous.  »
Une collaboratrice des Ressources Humaines

« Nous souhaitons pousser leur créativité le plus loin possible, quitte à revoir les ambitions à la baisse par la suite », explique Séverine Bédoret. « Si vous aviez une baguette magique, que changeriez-vous ? », demande la « Change maker » à une participante éprouvant des difficultés à envisager de quelconques développements.

« Certains sont peu habitués à donner leur avis. D'autres ont juste le nez dans le guidon et ne parviennent pas à prendre du recul sur leur environnement de travail. »
Séverine Bédoret, « change maker »

Au bout de deux journées de réflexion, Happyformance et Bruxelles-Environnement espèrent pouvoir baliser des souhaits à modeler en pistes d’action, classées selon leur priorité. Dans quelques mois, ils se reverront pour établir des orientations stratégiques, sur lesquelles se basera un plan d’action accompagné de compétences à développer, individuellement ou collectivement. Ce plan, qui aura mis une année à être confectionné, sera alors validé ou à amender.

Vidéos : Valentine Van Vyve

Photos : Johanna de Tessières

Bruxelles-Environnement, pour l'exemple

Bruxelles-Environnement (BE), administration publique bruxelloise, a entamé sa mue il y a plusieurs années, à la faveur d'un déménagement. Aujourd'hui, elle occupe un bâtiment nouvelle génération sur le site de Tour&taxi. « L'organisation de l'espace influence les relations sociales et l'organisation du travail », explique depuis le vaste atrium, son Directeur Général, Frédéric Fontaine. Inscrite dans un « processus de changement », BE a décidé de poursuivre sa « transition » en s'accompagnant de Happyformance. Un choix décidé à l'aune des défis qui se posent à elle : l'avènement du digital, le besoin de flexibilité et de mobilité (ou d'« agilité »), et la cohésion tant intergénérationnelle qu'interculturelle.

« Délivrer le meilleur service possible au moindre coût aux citoyens bruxellois reste l'objectif premier. C’est partant de cette ambition-là que l’on décline tout le reste », explique Frédéric Fontaine. La « place de l'humain dans l'institution » en fait partie. Il s'incarne par l'attractivité de celle-ci, la possibilité d'y apprendre, son ouverture d'esprit et le non moindre bonheur. « C'est une question philosophique compliquée, relève toutefois le Directeur Général devant les membres de son département. Le bonheur, c'est un terme ambitieux », concède-t-il. Dès lors, c'est une définition de Saint Augustin qu'il a choisie pour illustrer sa vision : « Le bonheur est de continuer à désirer ce que l'on possède déjà ». Comment cela s'applique-t-il à l'institution bruxelloise ? En créant un contexte « stimulant et responsabilisant », en donnant sa place à « l'émancipation et à la reconnaissance », dit-il encore. Responsabilité, confiance et collaboration sont les grands principes d'action.

Solliciter les acteurs de terrain

Si les dirigeants ont émis une « vision » l'élaboration de la stratégie est bel et bien du ressort des collaborateurs du département RH. La co-création permet de « prendre les meilleures trajectoires possible en écoutant ceux qui portent et vivent la politique au quotidien » mais aussi de « susciter l'adhésion au mouvement », commente Frédéric Fontaine.

« À vous de nourrir le puzzle ! », dit-il à l'attention de ses collaborateurs. « Il y a toujours de la place pour l'amélioration », réagit l'un. Améliorer les outils, alléger les procédures, développer des pistes concrètes d'action, les ambitions sont nombreuses et ne seront probablement pas toutes rencontrées en détail au bout de 48 heures. Mais elles permettront, espèrent les acteurs, de « savoir où l'on va » et de faire des « pas conséquents dans ce cheminement. Nous prendrons le temps de bien faire et veillerons à assurer notre rôle d’exemplarité », ponctue Frédéric Fontaine.