Le 6e Sens pour faire gagner la vie

Le "6e Sens" pour faire
gagner la vie

Créée en 2009, l'association "Le 6e sens" propose à des jeunes souffrant d'un handicap physique des activités sportives et des sorties culturelles. A sa tête, Samir El Bidadi, un jeune homme de 35 ans bourré de détermination. Son objectif ? Aider ces jeunes à retrouver le goût de vivre et à gagner en autonomie.

Reportage
Stéphanie Bocart

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"Waouh ! On a fait les 20 km de Bruxelles, là !, s'exclame Hajar, un brin essoufflée. En ce matin frisquet de novembre, la jeune femme de 34 ans sourit en poussant la porte de l'espace Vanderborght, à deux pas des Galeries royales Saint-Hubert à Bruxelles. Emmitouflée dans une parka bleu foncé, elle reprend: "On est fatigué, mais content d'y être arrivé. Samir nous avait donné rendez-vous à la Bourse à 9h30 ! Il nous a fait traverser tout Bruxelles en fauteuil roulant pour arriver jusqu'ici..." Quelques instants plus tard, elle est rejointe par Ali, 23 ans, en fauteuil électrique, et Jenny, 42 ans, qui pour sa part se déplace prudemment à l'aide d'une canne.

Légèrement en retrait, le "grand frère" Samir couve du regard, Hajar, Nawfal et Ali.

A l'extérieur, Samir ferme la marche avec Nawfal, 16 ans. L'adolescent tente d'emprunter la nouvelle rampe qui longe quelques marches d'escaliers au bout des Galeries, mais en vain. Malgré toute sa bonne volonté et la force de ses bras, impossible d'y arriver seul: la rampe se transforme en obstacle, elle n'est pas assez large pour son fauteuil. Sans le secours de Samir, Nawfal serait resté en bas des marches et auraît dû prendre un autre chemin pour rejoindre l'espace Vanderborght.

"De la Bourse, on a mis une heure..."

"Les jeunes m'ont dit: 'Samir, pourquoi tu nous donnes rendez-vous à la Bourse alors que nous allons près de De Brouckère?', raconte Samir. Pour arriver ici, on a mis une heure... J'ai fait exprès de passer par la Grand-Place et ses pavés. Je voulais qu'ils se rendent compte des difficultés pour accéder à la Galerie de la Reine."

"Il y a une nouvelle rampe, mais elle est virtuelle. Elle est là juste pour faire plaisir. Tout seuls, ces jeunes en fauteuil ne passent pas".

Samir El Bidadi, fondateur de l'association "Le 6e sens".

De là à conclure que Bruxelles n'est pas une capitale accessible aux personnes à mobilité réduite, le raccourci est un peu rapide aux yeux de Samir. "Comparé à il y a 10-15 ans, Bruxelles est accessible, estime-t-il. Bien sûr, on peut toujours mieux faire. Mais c'est trop facile de dire 'Ce n'est pas bien' ".

L’emploi, une clé de l’autonomie des personnes handicapées

Accompagnement. Voici huit ans que Samir El Bidadi a fondé l’association “Le 6e sens”. Si cette ASBL permet à de nombreux jeunes souffrant d’un handicap physique de faire du sport et/ou de participer à des activités culturelles, elle les accompagne et les aide également dans leurs démarches administratives (mutuelle, logement, chèques taxi,…) et professionnelles (études, emploi,…).

Un point de repère. Près de 20  % des personnes handicapées ont un handicap depuis leur naissance. Ce qui signifie que 80  % des personnes atteintes d’un handicap le sont devenues ultérieurement. “Après un accident, lorsqu’une personne quitte l’enceinte de l’hôpital ou du centre de rééducation, elle est souvent livrée à elle-même et déstructurée à plusieurs niveaux”, explique Samir. “Le 6e sens” se veut un “point de repère fiable” pour des jeunes souvent déboussolés après une telle épreuve.

L’un de ses principaux combats  est de les faire gagner en autonomie, notamment grâce à l’accès à l’emploi. Or, malgré l’existence de quotas –  en Belgique, les entreprises du secteur public sont tenues d’engager au moins 3  % de personnes en situation de handicap  –, le taux d’activité dans la catégorie des travailleurs atteints d’un handicap ou d’une maladie chronique demeure fort bas  : il oscille entre 36 et 40  %, contre 67 % chez les personnes sans handicap, selon Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne.

C'est d'expérience que parle ce jeune trentenaire au moral d'acier. En 2003, à 19 ans, Samir est victime d'un grave accident de voiture. Après être resté dans un coma profond, il a dû affronter une longue période de revalidation pour réapprendre à marcher et à parler. Il ne quittera l'hôpital qu'en 2006. Féru de basket, le jeune homme qui se prédestinait à des études d'éducation physique voit sa vie totalement ébranlée. Cérébro-lésé, épileptique, il doit encore suivre des leçons de logopédie pour retrouver l'usage de la parole.

Mais ce jeune miraculé n'en a pas pour autant perdu sa passion pour le sport. "En 2008, il n'y avait à Bruxelles aucun club de basket, de natation, de foot,... pour les jeunes en fauteuil, se souvient-il. Alors, j'ai décidé de faire mon truc de mon côté": en 2009, Samir fonde l'association "Le 6e sens" (1), dont le parrain n'est autre que le slameur français Grand Corps Malade. Sa chanson "Le 6e sens" (voir la vidéo ci-dessous) a d'ailleurs inspiré le nom de l'association.

Aujourd'hui, celle-ci compte une soixantaine de jeunes en situation de handicap physique, qui pratiquent régulièrement des activités sportives (foot, piscine, basket, running,...) et culturelles (théâtre,cinéma, concerts, expositions,...).

Samir, le grand frère

Son propre parcours confère à Samir toute sa légitimité auprès de ces jeunes qui le considèrent un peu comme un grand frère. Ce samedi-là, il a décidé d'emmener quatre d'entre eux visiter l'exposition "L'Islam, c'est aussi notre histoire" (2). "Cette sortie s'inscrit dans un projet de partir à la découverte de toutes les religions, explique-t-il. Au cours des trois prochaines années, nous allons aussi nous rendre dans une église protestante, orthodoxe, catholique, catholique africaine. Nous irons aussi visiter la maison d'Anne Frank à Amsterdam, le Fort de Breendonk, le Musée de la résistance à Anderlecht".
Né en Belgique et d'origine marocaine, Samir, qui se surnomme lui-même "Samir le Belge" sur les réseaux sociaux, insiste: "Je veux vraiment enlever chez les jeunes Arabes cette méconnaissance de l'autre".

Pour mettre tout le monde à l'aise pendant la visite, Samir n'hésite pas à lâcher l'une ou l'autre blague provocatrice. "Quand on visite, explique-t-il, nous n'avons pas besoin de guide. Nous faisons les guides entre nous". L'ambiance est décontractée. Chacun entame la visite de l'exposition à son rythme.

De l'humour et de l'autodérision

Pour Jenny, c'est la première sortie culturelle avec "Le 6e sens". Un vrai défi : elle a dû prendre le train depuis les Ardennes, où elle vit désormais. Victime d'un accident vasculaire cérébral (AVC) en 2016, Jenny est sortie de l'hôpital en février dernier. Aujourd'hui, elle doit réapprendre à vivre, avec son handicap. "Je suis sortie de mon fauteuil, mais je marche très difficilement, confie-t-elle. J'ai été hémiplégique. Le côté gauche, je ne le sens pas. Donc, quand je marche, c'est pour moi un effort de concentration important. J'ai l'air valide, mais quand je suis en rue avec ma fille de trois ans, il m'est difficile d'assurer sa sécurité parce que si elle décide de partir, je ne sais pas courir derrière elle".

"Je me suis battue pour sortir de cette chaise, mais je ne suis pas sûre que la vie est plus facile en-dehors."

Jenny.

"Quand j'étais en revalidation, je n'aspirais qu'à une chose, c'était de quitter l'hôpital. Mais quand on sort, on se dit que c'était quand même plus facile là-bas. Les couloirs étaient lisses alors qu'à Bruxelles, ce sont des pavés. Je connais bien Bruxelles car j'y ai vécu pendant 30 ans. Pour moi,c'est important d'y revenir. Mettre des chaussures et me balader à la Grand-Place, je le faisais avec plaisir. Quand Samir me dit que nous allons aller manger une gaufre et qu'il faut pour cela re-traverser la Grand-Place, je ne suis pas sûre que j'y arriverai".

Mais aux yeux de Samir, rien n'est insurmontable: "Tu n'as plus de fauteuil. A présent, il faut que tu lâches cette canne, l'encourage-t-il. Et tu vas y arriver". "Je connaissais Samir et son association bien avant mon accident, poursuit Jenny, je venais parfois grimer les enfants. Quand j'ai eu mon hémorragie cérébrale, Samir m'a vraiment tirée vers le haut. Participer aujourd'hui à cette activité me permet de rencontrer des gens qui sont comme moi, voire en plus grande difficulté encore. J'ai beaucoup d'admiration pour lui."

"Il ne faut pas être susceptible : tout à l'heure, il me lançait :'Bon, ça y est! T'avances?!' 'Oui! J'arrive!'. Il faut avoir beaucoup d'humour et d'autodérision. Sans ça, on ne s'en sort pas."

Jenny.

Victime d'un AVC, Jenny doit réapprendre à vivre, avec son handicap.

"Je suis autonome à 90%"

Au-delà de l'accès au sport et à la culture, "Le 6e sens", c'est avant tout réapprendre à ces personnes à vivre, leur redonner confiance en elles, offrir un peu de répit à leurs parents et les aider à gagner en autonomie.

"Ce qui me touche le plus, c'est le regard des gens, glisse Nawfal, atteint d'un spina bifida, une malformation congénitale de la colonne vertébrale et de la moelle épinière. Parfois,dans les transports en commun, certains adultes me fixent comme si j'étais un extra-terrestre. Peu à peu, on apprend à passer outre".

Forte tête, Hajar, en fauteuil depuis 2001 à la suite d'un accident de voiture, reconnaît bien volontiers: "Grâce à Samir, je me suis relevée. Et j'ai avancé. Avec lui, beaucoup de portes se sont ouvertes. J'ai appris à connaître d'autres personnes, valides par exemple, parce que quand tu es en chaise, les gens ne viennent pas vers toi. A présent, mon handicap ne me dérange plus; je ne le vois même plus". Aujourd'hui, la jeune femme vit dans son propre appartement et est en couple. "Je suis autonome à 90%", annonce-t-elle fièrement. "Il te faut encore ton permis de conduire pour l'être à 100%!", la taquine Samir, qui tient à l'autonomisation de ses ouailles.

"Les cinq sens des handicapés sont touchés mais c'est un sixième qui les délivre.
Bien au-delà de la volonté, plus fort que tout, sans restriction.
Ce sixième sens qui apparaît, c'est simplement l'envie de vivre."

Extrait du titre "Le 6e sens" – Grand Corps Malade.

Ali, 23 ans, mène lui aussi sa vie en toute autonomie. "Je vis chez mes parents, mais grâce à ma chaise électrique, je peux aller partout et tout seul. Mon handicap (NdlR: une maladie des os de naissance), je l'ai oublié", sourit le jeune garçon, qui, fan d'informatique depuis l'âge de neuf ans, apprend l'infographie en cours du soir afin de décrocher un emploi.

Photos : Bernard Demoulin
Vidéo : Christel Lerebourg

(1) www.facebook.com/le6esens.be
(2) “Islam”,jusqu’au 21/1, Espace Vanderborght, rue de L’Ecuyer 50, 1000Bruxelles. Infos : http://expo-islam.be

“On me surnommait Pinocchio”

Si à ce jour Hajar est sans emploi, elle a travaillé il y a quelques années comme caissière dans un grand supermarché. Elle en garde un souvenir très amer. “On me surnommait Pinocchio parce que je dépendais de ma chaise roulante et Schumacher parce que je roulais vite avec mon fauteuil. On me disait : ‘Pourquoi tu travailles alors que tu as une allocation de handicap ?’, ou ‘Le travail, c’est pour nous, les valides’, ou encore ‘Si tu ne sais pas te lever pour scanner un bac de bières, il ne faut pas travailler’, etc.” Un climat de harcèlement qui a dégoûté la jeune femme.

Hajar a néanmoins effectué des démarches pour trouver un nouvel emploi, mais “quand tu vas chez Actiris (NdlR : service public de l’emploi bruxellois), on te propose de travailler en atelier protégé. Mais, ça, non ! Le problème, ce n’est pas qu’on ne veut pas travailler, mais qu’on ne veut pas nous engager. Or, pour moi, travailler, c’est me sentir utile, avoir des collègues, rencontrer des gens”. Samir martèle  : “Ma préoccupation, c’est qu’elle passe son permis, autrement, elle ne travaillera jamais !

Mais Samir est aussi bien conscient de la réalité  : “Hajar cumule un double handicap  : elle est handicapée physiquement et elle est d’origine immigrée. Alors, même avec un diplôme, elle aura bien des difficultés à trouver un emploi”. Et de fustiger  : “L’égalité des chances, c’est du blabla  ! C’est un échec de la politique. Le regard sur les personnes handicapées ne changera jamais. C’est comme quand on parle d’immigration… Arrêtons  !