Comment rendre la terre accessible à ceux qui
la cultivent ?

Comment rendre la terre accessible à ceux qui
la cultivent ?

Chaque année en Wallonie, 2000 hectares de terres perdent leur affectation agricole.
Paradoxalement, l'accès à ces terrains est de plus en plus difficile pour les petits exploitants alors que la demande pour des produits alimentaires locaux et durables ne fait qu'augmenter.
En faisant appel aux citoyens pour racheter des terres arables, la coopérative Terre-en-vue tente de soutenir la création et le maintien de fermes agroécologiques.

Reportage
Aurore Vaucelle et Isabelle Lemaire

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"Pour un hectare de bonne terre de culture, c’est 50 000 euros. Et pour une exploitation viable, il faut au moins 3 ou 4 hectares. Alors vous imaginez quand il faut multiplier les 50 000 euros par le nombre d’hectares… Dans la région de Court-Saint-Etienne, on vend la terre à des prix de sot !
Porte-parole de l’ASBL Terre-en-vue, Perrine Ghilain dresse un constat sans appel. En moyenne, chaque année en Wallonie, 2000 hectares de terres perdent leur affectation agricole. “Et une fois qu'elles sont bétonnées, elles sont perdues à jamais.” La concurrence pour l’accès à ces espaces fait donc exploser les prix.

100 €. Les coopérateurs de Terre-en-vue peuvent acquérir une ou plusieurs part dont le prix est fixé à 100 euros. Le but est que cette participation soit à la portée du plus grand nombre de personnes possible.
A ce jour, Terre-en-vue, compte déjà 1346 coopérateurs qui ont permis l’achat de 61 hectares alloués à des exploitations agroécologiques.

Ces terres sont employées à bien d’autres usages que la production alimentaire : celle de sapins de Noël (une problématique qui touche les Ardennes), la construction de zones de loisirs (comme des golfs) ou la production d’agrocarburants. Le maintien des terres arables entre aussi en compétition avec la construction de zonings industriels, d’infrastructures routières et d’habitats. Mais cette artificialisation croissante du territoire semble perdre de vue le rôle nourricier de la terre. “Avons-nous encore assez de terres pour nous nourrir ? Pour rencontrer les demandes très actuelles de manger local aussi ?”, interroge tout haut Perrine Ghilain.
C’est dans ce contexte que Terre-en-vue a été créée. L’ASBL est aussi une coopérative et une fondation, “mais c’est surtout un mouvement citoyen”, poursuit notre interlocutrice, dont l’objectif est de racheter des terres agricoles ouvertes à la vente, grâce aux dotations apportées par des coopérateurs.

A la ferme Sainte-Barbe, 4 hectares
en bio plutôt qu’en béton

On s’affaire, en ce premier vendredi d’automne, dans le hangar de la ferme familiale de Sainte-Barbe, située à Orp-le-Grand, en Hesbaye brabançonne. “Un véritable bastion des exploitations industrielles du Brabant wallon”, comme la décrit Terre-en-vue.
Toute l’équipe prépare des cageots de légumes bio aussi colorés qu’alléchants : tomates, haricots mauves, oignons jaunes, choux pointus… Les chiens s’agitent aussi dans tous les sens et, quand l’un des deux se pose enfin, c’est pour grignoter une carotte qu’il tient habilement à la verticale entre ses pattes avant.
Joël Lambert, l’agriculteur, nous accueille. Avec sa femme et son beau-fils, il gère cette exploitation passée en bio en 1997. On y cultive légumes, pommes de terre, pommes et poires. De la viande de bœuf, de porc et de poulet ainsi que des œufs y sont aussi produits. Comme mode de commercialisation, Joël Lambert a choisi les circuits courts : magasin à la ferme, groupes d’achat, coopératives et épiceries.
Terre-en-vue a sauvé quatre de ses 27 hectares de terre qu’un des huit propriétaires des parcelles qu’il exploite mettait en vente. Ce terrain d’une pièce, à l’arrière de la ferme, est bordé de maisons. On peut donc imaginer qu'il n’aurait plus été dédié à l’agriculture si la coopérative n'était pas intervenue.

Des citoyens touchés par la détresse des fermiers

Didier Lemaire a d’abord pris une part dans la coopérative, puis une autre dédiée à un projet en particulier, “le plus proche de chez moi”. Et c’était la ferme de Sainte-Barbe. Ce juriste bruxellois a trouvé le concept “super”, principalement pour sa dimension environnementale. “Je n’aurais pas investi dans l’agriculture conventionnelle”, déclare-t-il. “J’aime l’idée de rendre à la terre sa dignité et me passionne du souci de la sauver.” Il se dit “séduit et rassuré” par le fait que le cahier des charges de Terre-en-vue prévoit des analyses de sol, maintenant et dans deux ans, afin de garantir que les 4 has rachetés sont cultivés de manière à obtenir des produits sains et respectueux de l'environnement sur le long terme.

Pour ses petits-enfants
Jos Beni, un autre Bruxellois, a lui aussi décidé de devenir coopérateur “pour des raisons finalement égoïstes”, signale-t-il avec le sourire. “Je fais partie d’un groupement d’achat collectif qui travaille avec la ferme de Joël depuis dix ans. Préserver ses terres, c’est donc aussi nous garantir que nous pourrons continuer à nous approvisionner en bons produits. Quand il nous a annoncé que son propriétaire vendait les quatre hectares, on a évoqué le recours à Terre-en-vue”.
Et Jos Beni a décidé de jouer la carte de la transmission familiale. “Toutes mes parts sont aux noms de mes six petits-enfants, qui sont âgés de 5 à 20 ans."
Mus par une démarche citoyenne, Didier Lemaire et Jos Beni parlent d’une même voix quand ils affirment être “très touchés par la détresse des agriculteurs et le nombre d’exploitations qui ferment en Wallonie”.

Un prix impayable

“Le propriétaire voulait bien me les vendre, mais il en demandait 45 000 euros l’hectare. Impayable. Et anormal que la terre que l’on cultive monte à des prix pareils”, lance l’agriculteur. Des négociations se sont engagées entre les deux hommes, mais le prix ne descend pas en dessous de 40 000 euros l’hectare plus les frais. C’était encore trop pour Joël Lambert. “C’est que le prix des terres a tellement augmenté. La pression est forte”, souligne-t-il.

“Tant que je suis en vie et que je dédie mes terres à l’agriculture bio, la coopérative ne pourra pas revendre le terrain.”

Joël Lambert a conclu un contrat de confiance avec Terre-en-vue

Pas très chaude à l'idée d'accorder un prêt, la banque a alors suggéré un partenariat financier. C'est de cette manière que Joël Lambert a découvert la coopérative Terre-en-vue. “Au départ, je leur ai proposé un achat moitié-moitié mais Terre-en-vue voulait tout acheter, pour que le projet soit global. J’ai dit : ‘ok, ça nous libérera des fonds pour faire d’autres choses comme la transformation de nos produits ou l’achat d’une machine à laver les légumes’”, raconte l'intéressé.
La coopérative n’a pu réunir qu’un tiers de la somme requise via les coopérateurs qui ont choisi de soutenir directement ce projet. Mais le pot commun de Terre-en-vue (l’achat de parts non dédiées à un projet précis) a permis de combler la différence.

Location à vie et contrat de confiance

Joël Lambert et Terre-en-vue sont désormais liés par un contrat de location ou “contrat de confiance”. “Tant que je suis en vie et que je dédie mes terres à l’agriculture bio, la coopérative ne pourra pas revendre le terrain”, explique l’agriculteur.
Lui qui voulait s’assurer de pouvoir transmettre sa ferme à son beau-fils, Paul, est désormais rassuré. “Mes autres propriétaires sont âgés et leurs héritiers vendront les terres un jour ou l’autre. Mais je ne suis pas inquiet car ce sont de petites parcelles. Leur prix ne sera pas élevé et la banque me soutiendra”, indique Joël Lambert.

Photos : Johanna De Tessières
Vidéo : Johanna Pierre

Un investissement pérenne?

Et si Terre-en-vue vient à disparaître, qu’adviendrait-il des terres rachetées ? La porte-parole se veut rassurante quant à la viabilité de l'association. “Il faudrait une grave crise financière européenne voire mondiale pour ébranler la coopérative”, lance Perrine Ghilain. “En imaginant le pire, de nombreux coopérateurs voudraient alors récupérer leurs parts. La procédure mise en place pour tout retrait de part serait probablement soumise à trop rude épreuve.” Tout coopérateur a en effet le droit de demander le remboursement de ses parts, obtenu à certaines conditions. “La coopérative effectue le remboursement, pour autant qu’il n’ait pas pour conséquence de diminuer le capital social : les coopérateurs sortants sont remplacés par des coopérateurs entrants. Donc soit le sortant trouve un remplaçant, soit il attend l’entrée d’un nouveau coopérateur. De cette manière, la coopérative ne doit pas revendre de terres pour rembourser les coopérateurs”, explique Mme Ghilain.
Joël Lambert, de son côté, suggère ceci : “Terre-en-vue devrait créer une charte, une assurance juridique qui permettrait à l’agriculteur et aux coopérateurs de récupérer les terres, en y adjoignant un droit de préemption pour le fermier”.

La Fête de la Terre

Ce 14 octobre, la 3e édition de la Fête de la Terre organisée par Terre-en-vue aura lieu près de Mettet. Cet événement sera l’occasion pour les coopérateurs et leurs amis de se retrouver. Le thème cette année est l’économie sociale. Au programme : une visite du projet des frères Jacquemart, soutenu par Terre-en-vue, repas et concert.

Infos et réservation obligatoire à perrine@terre-en-vue.be ou au 0499/75.81.60