Surfant sur la vague de l'économie collaborative, deux jeunes Liégeois ont développé une application qui propose aux automobilistes de mieux exploiter leurs déplacements quotidiens en effectuant au passage la livraison de petits colis.
Une piste novatrice alors que la Semaine de la mobilité aura lieu du 16 au 22 septembre prochain.
Reportage
Gilles Toussaint
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C'est le genre d'idée qui aurait pu finir dans le grenier de sa mémoire. Un éclair qui vous traverse l'esprit, mais qui ne se concrétise jamais. Antoine Dessart, lui, est allé jusqu'au bout de l'intuition qui lui est venue furtivement un jour où il se rendait à un cours dans le cadre de ses études d'ingénieur civil biomédical. «Je faisais souvent des trajets en autostop pour effectuer les allers et retours entre Louvain-la-Neuve et le campus de Woluwé. Un jour, j'ai oublié mon bouquin de stats et je me suis dit que c'était dommage qu'il ne puisse pas, lui aussi, faire du stop », raconte-t-il.
Son diplôme en poche, Antoine passe quelques mois en Inde pour y acquérir de l'expérience, au sein du groupe Tata notamment. Mais l'idée continue à trotter dans son esprit. A son retour, animé par la volonté de développer son projet, il s'inscrit au master en entrepreneuriat que propose HEC Liège où il fait la connaissance de Jonas Douin, diplômé ingénieur civil lui aussi, mais dans le domaine de l'énergie. Le courant passe et les deux compères décident d'explorer ensemble la piste ébauchée par Antoine. « On a commencé à la développer dans le cadre de notre formation à HEC, explique Jonas. Cela nous donnait l'opportunité de voir si cela tenait la route. »
Les stations-service comme dépôt
L'objectif de Hytchers est de permettre à des particuliers effectuant des navettes quotidiennes en voiture – pour se rendre au boulot, par exemple – de rentabiliser utilement leurs déplacements en réalisant au passage la livraison de colis. En contrepartie de ce service, ils perçoivent une forme de rémunération, en l'occurrence des « points carburant ».
« En toute logique, on s'est dit que le meilleur endroit pour faire du stop, ce sont les stations-service. Elles sont placées de manière stratégique sur les axes de circulation ; il est facile de s'y garer et elles sont accessibles jour et nuit. » Ce qui vaut pour les hommes devrait donc aussi valoir pour des paquets.
Si le projet poursuit un objectif économique, il est aussi assorti d'ambitions écologiques et sociétales, insistent ses deux promoteurs.
Séduit par l'idée, le père d'un ami de Jonas qui travaille chez Total leur a entrouvert certaines portes. En août 2016, ils signent ainsi un accord de partenariat avec le groupe pétrolier pour procéder à une phase-test. Hytchers était né.
Un partenariat stratégique
Immanquablement, le rapprochement avec un tel opérateur ne manquera pas de faire grincer quelques dents. « C'est vrai que cela peut sembler contradictoire, désamorce Jonas Douin, mais Total était le choix le plus évident car ils disposent du réseau le plus développé avec une dimension internationale. Et ils ont une politique de shop avec du personnel présent dans les stations. Et puis ils ont un mix énergétique qui s'oriente doucement vers le « vert », comme l'a montré le rachat de Lampiris.»
Bien que le partenariat réseau soit essentiel, « on garde notre indépendance », assurent les deux associés, soulignant que Total n'a pas participé à la levée de fonds qui a accompagné la création de la société Hytchers. L'argent qui leur a permis de se lancer provient essentiellement d'investisseurs privés qui gravitent autour du VentureLab, l'incubateur pour start-up de l'Université de Liège.
Blablacar plus qu'Uber
L'autre comparaison qui vient inévitablement à l'esprit, c'est forcément Uber dont l'arrivée a sérieusement remis en question les vertus prêtées à l'économie « collaborative ».
« Le seul point de convergence avec Uber, c'est que nous sommes effectivement dans cette mouvance qui consiste à faire appel à des particuliers pour rendre service à d'autres gens, mais ça s'arrête là », rétorque Jonas Douin. « En élaborant notre projet, nous avons réfléchi pour éviter que cela devienne un système où les gens prennent la route pour faire des livraisons toute la journée. »
Chez Uber, toutes les courses disponibles sont proposées aux chauffeurs, explique encore notre interlocuteur, alors que l'utilisateur de Hytchers ne se verra proposer que les livraisons disponibles sur le trajet qu'il effectue.
Le système veille en outre à ce que le détour à effectuer pour la prise en charge ou la livraison du colis dans la station-service soit limité à environ 6 minutes en moyenne. La taille des paquets, leur poids (maximum 10 kilos) et leur nombre sont également plafonnés.
Au jeu de comparaisons, les créateurs de Hytchers préfèrent se référer au réseau de covoiturage « Blablacar ». « La philosophie est la même : plutôt que d'effectuer à vide un trajet que l'on fait de toute façon, on en profite pour emporter quelques colis avec soi. Cela apporte un bénéfice écologique tout en étant complémentaire des autres services de livraison.»
« Notre idée, c'est de rembourser les frais de carburant pour inciter les gens à rentabiliser leur trajet, mais pas du tout de les inciter à rouler davantage. La rémunération proposée a d'ailleurs été calculée dans ce sens », insiste Antoine Dessart.
Selon une estimation réalisée par le bureau d'étude Ecores, Hytchers permettrait ainsi d'économiser près de 88 % des émissions de CO2 sur une livraison standard.
Opérationnels à partir de cet automne
Après plusieurs mois de tests réalisés avec l'aide de conducteurs volontaires, les deux concepteurs sont plutôt rassurés. « On a vraiment des retours très positifs ». Ces essais ont permis de démontrer la viabilité du concept et d'améliorer l'application des utilisateurs – disponible sur IOS et Android – , ainsi que celle dédiée au personnel des stations-service. Sauf mauvaise surprise, Hytchers sera opérationnel cet automne.
Une des leçons est que la force de Hytchers repose vraiment sur les livraisons de ville à ville, alors qu'actuellement un grand nombre d'acteurs sont déjà présents dans le secteur des livraisons intra-urbaines, notent-ils . « On va donc essayer d'être présents dans les principales villes belges, quitte à peut-être réduire la densité des stations car cela demande un gros boulot pour former le personnel », commente Antoine Dessart. Par la suite, un partenariat avec des services de livraison à vélo comme celui proposé par la start-up anversoise Parcify pourrait être envisagé pour prendre le relais sur le "dernier kilomètre", depuis la station où est déposé le colis jusqu'à son destinataire.
Favoriser l'e-commerce de proximité
Les deux jeunes fondateurs espèrent favoriser le développement de l'« e-commerce en circuit court » en travaillant avec des PME locales qui ne sont pas en position de négocier des prix compétitifs avec les grosses sociétés de livraison.
« Nous proposons une tarification progressive au kilomètre qui est plus avantageuse pour eux dans la mesure où ils ont un volume de marchandises et une zone de chalandise (le périmètre dans lequel se trouvent les clients potentiels d'un commerce, NdlR) moins étendue que des géants comme Amazon. »
A terme, Antoine et Jonas ont aussi bon espoir de voir leur bébé se faire une place dans le créneau des livraisons transfrontalières. « Aujourd'hui, si on envoie un colis de Visé à Maastricht, on paie un tarif international alors qu'en réalité la distance à parcourir est beaucoup moins importante que si on devait le livrer à Ostende. Tout cela parce qu'il y a une centralisation dans des dépôts et l'implication de deux acteurs différents, ce n'est pas logique. »
Vidéos :
Johanna Pierre
Photos :
Olivier Papegnies
Clarifier la réglementation
Si la réglementation encadrant l'économie collaborative commence doucement à se clarifier, il n'en demeure pas moins certains pans d'ombre gênants pour des projets comme Hytchers. « Le cadre de taxation qui a vu le jour porte sur les situations où un particulier rend un service à un particulier, avec un prélèvement de 10 % prévu à la source. Or dans notre cas, le particulier rend un service à une entreprise, cela ne rentre pas en ligne de compte. C'est un peu embêtant. Il serait logique que l'on puisse appliquer le même régime et prélever en amont l'équivalent de 10 % de ce que l'utilisateur gagne en points carburant, ce ne serait pas exagéré. »
Autre souhait émis par les deux jeunes fondateurs de la start-up liégeoise, celui de faciliter le recrutement d'un salarié expérimenté. « On voulait engager quelqu'un de vraiment compétent pour gérer la partie technique et on comptait faire appel à un programme qui proposait un subside pour ces cas de figure, mais celui-ci vient d'être supprimé. C'est dommage car de tels profils ont des exigences salariales qui sont inabordables pour une jeune entreprise comme la nôtre », regrettent-ils.