Des balades en pousse-pousse pour sortir les seniors de la routine

Des balades en pousse-pousse
pour sortir les seniors de la routine

Depuis deux ans, Peter Cserba met bénévolement sa passion des rickshaws, ces drôles de vélos-taxis venus d'Asie, au service des personnes âgées de deux maisons de repos bruxelloises.

Reportage
Stéphanie Bocart

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Ce jeudi après-midi, le thermomètre affiche plus de 30 degrés. Le souffle chaud qui enveloppe et engourdit la capitale fait d'ailleurs de ce 22 juin la journée la plus chaude de l'année 2017... Pas de quoi décourager les nombreux touristes qui, appareil photo et bouteille d'eau à la main, se promènent le long du Mont des Arts pour rejoindre le Sablon avant de s'imprégner du bon-vivre bruxellois dans le quartier des Marolles.

Non loin de cette effervescence, à deux pas de la place de la Chapelle où quelques ados glissent sur leur skateboard, la maison de repos (et de soins) "Les Ursulines", qui dépend du CPAS de la Ville de Bruxelles, est en plein chantier. Plus de 120 résidents vivent ici.

Il est 13h30. Albert, installé dans son fauteuil roulant, profite de l'air frais du couloir d'entrée. Pas question pour lui d'être en retard ! Aujourd'hui, le sexagénaire a rendez-vous avec Peter pour une sortie pas comme les autres : une balade en pousse-pousse dans le centre de Bruxelles. "Tenez Albert, c'est pour protéger votre tête", lui glisse gentiment la secrétaire des Ursulines en lui tendant un chapeau de paille. "Aujourd'hui, c'est la canicule!"

Peter Cserba, passionné de rickshaws, propose gratuitement aux seniors de deux maisons de repos de partir en promenade dans les rues de Bruxelles.

Peter Cserba est arrivé, au guidon de l'un de ses fidèles compagnons : un rickshaw, cet emblématique vélo-taxi triporteur originaire d'Asie. "Celui-ci vient d'Indonésie. C'est un modèle Becak", décrit-il. Une invitation à l'évasion. Avec son cadre rouge un peu rouillé et son siège jaune un rien défoncé, il est muni d'une petite capote et peut accueillir deux passagers.
Peter saisit Albert par la taille avec bienveillance et l'installe dans le pousse-pousse. C'est parti pour une heure de promenade.

Voici deux ans que ce passionné de vélo et plus particulièrement de rickshaws, propose aux seniors des Ursulines de leur faire prendre l'air à bord de ses drôles d'engins. "J'aime beaucoup faire du vélo, explique ce jeune papa de 39 ans. Je n'ai pas de voiture. La dernière fois que j'ai conduit, c'était en 2001... Je me suis toujours déplacé à vélo et cela faisait longtemps que je voulais acheter quelque chose qui puisse transporter des choses, mais aussi ma famille. J'ai donc fait des recherches sur Internet et, il ya six ou sept ans, j'ai trouvé pour pas cher ce rickshaw originaire d'Indonésie."

Très vite, Peter s'éprend d'un deuxième pousse-pousse puis d'un troisième, puis... "Pour moi, ce sont aussi des oeuvres d'art. Ces rickshaws sont faits à la main en Asie. Ils viennent de l'autre bout de la planète, ne sont pas chers (moins de 200 euros) et en état de marche. Donc, c'est dur de résister. Aujourd'hui, j'en possède cinq, mais comme je vis dans le centre de Bruxelles, je n'ai pas de garage pour les ranger." Alors, Peter propose à tout qui le souhaite de les utiliser : pour de petits déplacements, des mariages, des pique-niques, des photo-shoots, etc.

Costume-cravate vs jean et baskets

"J'ai, à un moment donné, voulu faire autre chose que de rester dans un bureau, explique cet employé au département des finances chez Orange Belgique. Je me suis dit: 'qu'est-ce que j'aime bien faire et que, pourquoi pas, je pourrais partager avec d'autres personnes?'". Peter décide alors de se libérer un jour par semaine pour se consacrer du temps ainsi qu'à sa famille, ses rickshaws et les seniors.

"Lorsque Peter est venu nous présenter son projet, j'ai trouvé ça intéressant et un peu surprenant. Je me demandais vraiment si les résidents allaient accrocher."

Emmanuelle Black, ergothérapeute aux Ursulines.

Pourquoi ce public en particulier ? Parce que les personnes âgées ont souvent du mal à se déplacer et à sortir seules de l'enceinte des maisons de repos. Depuis 2015, tous les jeudis, il troque donc son costume-cravate contre un jean et des baskets pour faire partager bénévolement sa passion des pousse-pousse aux personnes âgées des Ursulines et du Home Roger Decamps (CPAS d'Evere).

"Lorsque Peter est venu nous présenter son projet, j'ai trouvé ça intéressant et un peu surprenant. Je me demandais vraiment si les résidents allaient accrocher", se souvient Emmanuelle Black, ergothérapeute aux Ursulines.
Sa collègue Fatima El Hakouni, animatrice, en atteste: "Je me suis dit 'pourquoi pas?'. Mais on a aussi pensé que ça n'allait peut-être pas marcher. Je me suis demandé : 'Quel est le résident qui va accepter de monter dans un tuk-tuk ?'. Nous avons quand même tenté l'expérience et franchement, les résidents qui accompagnent Peter sont ravis". Aujourd'hui, ils sont une petite dizaine à profiter du projet Frickshaw de Peter.

Par l'intermédiaire de l'ASBL Frickshaw, Peter propose à des bénévoles de l'imiter en organisant des sorties en pousse-pousse pour les seniors.
Des jeunes d'Anderlecht ont joué le jeu dans une bonne humeur partagée.

Pédaler au gré des envies

Albert est l'un des plus fervents participants. Il en est déjà à sa quatrième sortie. Cela fait maintenant huit ans qu'il vit aux Ursulines. "Je n'ai pas de famille et donc personne qui ne me rend visite, raconte-t-il. Je vais parfois au shopping avec l'équipe des Ursulines, mais je n'aime pas les autres activités proposées.

"Ces balades en pousse-pousse me permettent de sortir des quatre murs de ma chambre. J'aime me balader avec Peter dans Bruxelles : la Grand-Place, l'Hôtel de Ville, Manneken Pis... C'est un moment pour moi, en-dehors de la maison de repos."

Albert, résident aux Ursulines

Né à Budapest, Peter Cserba a longtemps vécu en France, avant de venir s'installer à Bruxelles au début des années 2000. "Le parcours, je l'improvise un peu. Ce ne sont pas des balades guidées. Bruxelles est vallonnée, donc il y a des endroits où je sais que c'est plus facile de rouler parce que le terrain est plat. Je connais les lieux. On se balade au gré de leurs envies
"Parfois aussi, je les emmène gonfler les pneus du rickshaw ou vite faire une petite course". Peter prend aussi le temps de s'arrêter pour boire un verre ou partager une gaufre chaude avec eux.

Un projet à essaimer

Depuis 2016, Peter Cserba a créé son ASBL, "Frickshaw", qui présente les rickshaws disponibles et structure son projet en vue de le développer. A ce jour, il propose ses services aux maisons de repos (et de soins) Les Ursulines (Bruxelles-Ville) et Roger Decamps (Evere). "Une connaissance effectue la même démarche que moi, mais plutôt avec des rickshaws à moteur, auprès de deux autres maisons de repos à Bruxelles", informe Peter. Le jeune homme a également mis l'un de ses pousse-pousse à disposition de l'ASBL Cactus, qui travaille avec le public des Restos du Coeur de Laeken et collabore au projet "Au bord de l'eau" dans le cadre du contrat de quartier Bockstael.

"Mon projet ne demande pas d'argent. Je suis sans doute un peu extrémiste: je ne veux pas de vélos modernes, mais des vieux vélos, sans moteur, défend Peter. Mais vu que j'ai déjà un emploi, je n'ai pas le temps de le développer, donc je recherche des bénévoles à qui je pourrais prêter un rickshaw et qui, comme moi, pourraient se rendre chaque semaine dans une maison de repos". L'appel est lancé.

Désireux de faire partager sa passion au plus grand nombre, Peter souhaiterait également transmettre son virus aux enfants. "J'ai acheté trois petits rickshaws pour les enfants. Il y a trois roues, c'est assez stable et il y a une place pour un mini-passager. J'aimerais bien prêter ces vélos à des écoles de l'enseignement spécialisé ou à d'autres structures qui travaillent avec les enfants."

Plus d'infos sur www.frickshaw.org

Pourquoi "Frickshaw" ?

Drôle de nom pourrait-on penser qu'a choisi Peter pour son projet. "'Frickshaw" se réfère à "freakshow", qui désigne en anglais la foire aux monstres. Le "f" devant "rickshaw" ? "Peut-être est-ce un peu vrai, réfléchit tout haut Peter. Pour les gens, je dois passer pour le mec complètement taré. Le "freak",c'est peut-être moi". "Je suis vraiment convaincu par ce que je fais, poursuit-il en riant, et je ne trouve pas ça bizarre."

"Comment ce monsieur peut-il donner du temps gratuitement ?"

Par cette chaleur écrasante, Albert profite pleinement de l'air qui vient lui caresser le visage et le rafraîchir à chaque coup de pédale de Peter. Le sexagénaire parle politique – Obama, Macron -, lecture – Orwell, Céline, Proust... - et boudhisme. "Au fil du temps, j'apprends à connaître les gens. Il y a une forme d'attachement", confie Peter.

"Bien sûr, nous faisons des sorties avec les résidents, reprend Fatima El Hakouni. On va boire un verre; manger une glace, une gaufre. Nous les emmenons en camionnette avec notre chauffeur, que tous les résidents connaissent bien. Mais, ici, Peter est quelqu'un d'extérieur à la résidence et ils le considèrent comme leur nouvel ami. C'est important pour eux d'avoir une vie sociale en-dehors de la maison de repos."

Emmanuelle Black complète: "Ces balades les font voyager. Et cela doit sûrement rappeler de bons souvenirs à certains de nos résidents qui ont sillonné le monde quand ils étaient plus jeunes. En outre, Bruxelles est leur ville et en se promenant avec Peter, ils peuvent repasser dans une rue où ils n'étaient plus allés depuis longtemps ou découvrir ce qui a changé, comme le piétonnier. Ils reviennent enchantés: 'J'ai revu telle rue', 'Il y avait du monde', 'On a mangé une gaufre', etc. C'est un temps pour eux. Ils sont même étonnés: 'Comment ce monsieur peut-il donner du temps gratuitement?'"

Générer et créer des souvenirs

Il est près de 15h et il est temps pour Peter de ramener Albert aux Ursulines. "On pourrait passer par la Porte de Hal, suggère le pensionnaire qui ne demanderait pas mieux que de prolonger la balade. Par là, c'est plat", indique-t-il en fin connaisseur des contraintes de circulation du rickshaw.

Tout en empruntant le chemin du retour, Peter se réjouit, un peu espiègle: "Ce dont les gens ne se rendent pas compte, c'est que, par rapport à une voiture, c'est juste super drôle de faire du vélo comme ça. La moindre chose que je dois faire, comme amener des caisses au parc à conteneurs, peut apparaître comme une grande contrainte, mais en fait c'est super marrant. Si je le fais en rickshaw, je vais en garder un souvenir toute ma vie alors que si je le fais en voiture, je ne vais plus jamais y penser. Je crois que c'est un peu la même chose avec les personnes âgées: les sorties en pousse-pousse dans le centre ville font revivre des souvenirs, en tout cas pour les seniors bruxellois, mais j'espère que cela crée aussi de nouveaux souvenirs parce que c'est une activité originale et dépaysante."

Vidéos:
Johanna Pierre & Valentine Van Vyve

Photos:
Christophe Bortels, Fanny Le Guellec

Le vélo à Bruxelles ? Peut mieux faire

Cycliste jusqu'au bout des doigts et des orteils, Peter Cserba a pas mal baroudé avant de poser ses valises à Bruxelles. Il a longtemps vécu à Paris mais aussi à Stockholm et Berlin, où les pistes cyclables sont particulièrement bien développées. "Du coup, quand je suis arrivé à Bruxelles, j'ai été un peu déçu. Certes, Bruxelles s'est dotée d'un piétonnier. C'est bien car c'est un espace où je dois moins me concentrer sur la circulation. On peut quand même être critique : désormais on peut cocher la case "piétonnier à Bruxelles", mais est-ce le meilleur piétonnier, est-ce une bonne solution?, je ne suis pas sûr..."
Si la Région bruxelloise a boosté sa politique cyclable, Bruxelles reste à ses yeux une ville où le trafic est "dangereux" en raison du "comportement" de certains usagers encore peu respectueux de la mobilité douce. "Pour moi, la situation est comparable à celle de Paris à la fin des années 90, juge-t-il. Ce n'est pas très sympa comme comparaison, mais la situation a beaucoup changé dans la capitale française depuis lors. Je pense qu'on pourrait faire la même chose ici."