Avec Mekanika,
des outils locaux
pour des produits locaux
Durant toute cette semaine, La Libre vous propose une série d'articles mettant à l'honneur des projets inspirants dans le cadre de la "Semaine de l'info constructive" organisée par le réseau New6s.
Ce lundi, rencontre avec Mekanika, une jeune start-up bruxelloise qui veut aider les créateurs et les artisans locaux à se réapproprier leurs outils de production.
Par Gilles Toussaint
Bien calée sur son rail, la fraiseuse a entamé sa danse. Lancée à toute vitesse la pointe coupante de l’outil se positionne à l’endroit voulu et attaque son travail de gravure. Comme un écolier s’appliquerait à un exercice de calligraphie, elle trace soigneusement dans le panneau de bois un C, puis un A, suivi d’un T, puis d’un E… avant de procéder à la découpe d’une forme de flèche qui constitue le produit final. L’opération prend quelques minutes, génère un peu de vacarme et de poussière mais le résultat en vaut la peine à voir le sourire de Colin, le graphiste qui a piloté la manœuvre.
Simple et compliqué à la fois, cet outillage est le fruit du travail de Mekanika, une jeune entreprise bruxelloise fondée par trois copains arlonnais de longue date. “Le projet est parti de deux amis, Martin Duchêne et Maxime Gravet, qui étaient investis dans les initiatives de ‘makers’(des communautés de personnes qui ont la volonté de fabriquer des choses par leurs propres moyens en misant sur la collaboration et l’utilisation d’outils numériques, NdlR). Ils avaient envie d’aider des artisans et des créateurs à devenir autonomes en favorisant leur accès aux techniques de fabrication” explique Roldan Descamps, le troisième larron.
L’idée séduit ce jeune bioingénieur qui a toujours été attiré par l’entrepreneuriat, faisant notamment ses armes en la matière dans l’accompagnement de projets à portée sociale pour la coopérative Credal. Le trio s’est donc lancé il y a environ deux ans, en complément de leurs activités respectives tout d’abord, à temps plein depuis le début de cette année. Un timing compliqué, vu la pandémie de Covid, mais qui n’est pas empêché Mekanika de connaître un décollage honorable.
Epinglé
Des machines agricoles
en “Do it yourself”
En France, la coopérative L’Atelier Paysan a développé un réseau qui a pour but de généraliser l’agroécologie paysanne en accompagnant les agriculteurs dans la conception de machines et de bâtiments adaptés.
Ce réseau propose ainsi à ses membres des plans et tutoriels leur permettant de réaliser eux-mêmes une large palette d’équipements : de la fourche à bêcher au semoir maraîcher multigrains, en passant par le “cultibutte”. Les caractéristiques de l’outil mais aussi ses limites et les perspectives de développement ou d’adaptation future sont également décrits. Une carte des autoconstructeurs présents dans le pays permet en outre d’échanger trouvailles et retours d’expérience.
De multiples besoins
“Notre but est de créer une véritable bibliothèque d’outils et de machines en open source, qui soient accessibles à tous et facilement modifiables”, poursuit notre interlocuteur.
La demande est présente et le champ des besoins très vaste au regard des créateurs et des artisans indépendants qui se lancent pour répondre à une attente grandissante pour des produits fabriqués localement et à partir de ressources disponibles en circuit court.
"Ces derniers mois, avec la crise du Covid-19, la Belgique comme bien d’autres pays a été confrontée à l'écueil de la délocalisation de ses outils de production. Mekanika développe et partage les savoirs et les outils qui permettent aux entrepreneurs d’imaginer un futur où l’on ne manquerait de rien pour les fabriquer."
“J’ai beaucoup travaillé sur le secteur de l’alimentation durable à Bruxelles avec des gens qui veulent créer de nouveaux produits alimentaires en circuit court et j’ai pu constater qu’ils se heurtaient souvent à l’accès aux outils de production. Ils commencent par réaliser leurs produits manuellement et se développent, puis ils atteignent un palier où ils ne rentrent pas encore suffisamment d’argent pour engager une deuxième personne et augmenter leur production. Et les machines qui correspondent à ces nouvelles façons de travailler sont inaccessibles financièrement ou elles n’existent pas forcément. Du coup, il y en a beaucoup qui bricolent. Des gens qui bidouillent des machines de boucherie pour fabriquer des biscuits, par exemple.”
L’esprit Fairphone
Pour ses débuts, Mekanika a joué la carte de la simplicité en proposant un outil très basique : une presse à sérigraphie. “Ce n’est pas très innovant car cela existe depuis très longtemps, mais on a travaillé sur le design et pour la rendre évolutive. Pour l’instant, c’est un modèle monochrome mais nous travaillons sur un carrousel quatre couleurs qui pourra s’adapter sur la presse originale”, explique Roldan, soulignant que l’appareil avait rencontré un certain succès depuis son lancement.
Le deuxième ‘bébé’est lui d’un autre calibre puisqu’il s’agit de la fraiseuse numérique qui fait le bonheur de Colin-le-graphiste. “C’est un grand écart volontaire car nous voulions montrer que l’on pouvait appliquer notre philosophie sur un instrument très compliqué”, explique le cofondateur de Mekanika. “Il y a des gens qui ont besoin d’outils très ‘low tech’et d’autres de choses plus perfectionnées.”
Son associé Maxime, ingénieur en mécatronique, s’est donc attelé à développer une machine en partant d’un outil standard – la fameuse fraiseuse – greffée sur une structure pensée par Martin, diplômé pour sa part en design industriel. Avec une ligne de conduite claire : simplicité de montage, d’utilisation, de réparation et offrant des possibilités d’évolution. Capable de travailler divers matériaux (bois, métal…) et de servir à divers usages (menuiserie…), elle est pilotée depuis une console informatique développée par Mekanika.
“On se base sur une méthode où on utilise un peu toutes des briques élémentaires, à la façon de Lego. De cette façon, l’outil qui est créé pour répondre à une demande précise au départ peut être adapté à d’autres besoins. On utilise des éléments qui existent déjà et qui sont disponibles un peu partout par avoir des machines facilement réparables. Et pour les pièces d’interface spécifiques, on fait appel à des prestataires belges, les plus locaux possible.”
Obsolescence déprogrammée
et autonomie
Vouloir simplifier les choses de la sorte n’est pas toujours aussi évident qu’il n’y paraît mais répond à la volonté de pousser le plus loin possible la logique de non-obsolescence, explique encore Roldan Descamps. Dans la mesure du possible, rien n’est soudé, collé ou fixé de manière définitive. Tout doit pouvoir être aisément démonté et réparé – et recyclé, le cas échéant – en utilisant un maximum de composants standards. C’est ce que l’on appelle le “Design for disassembly”.
Cette philosophie explique également le choix de Mekanika de proposer tous les plans en open source. “Tout est accessible en ligne, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas de licence, précise Roldan. On autorise les personnes qui le souhaiteraient à utiliser les plans pour se fabriquer une machine à leur propre usage mais pas pour la commercialiser.”
Autre particularité, l’acheteur d’un outil créé par Mekanika recevra celui-ci en kit et devra le monter lui-même en se basant sur les tutoriels vidéos mis à sa disposition par l’entreprise. Une option qui permet à Mekanika de s’épargner les coûts liés à l’assemblage et à la logistique, mais qui répond aussi à la volonté d’aider le futur utilisateur à devenir le plus autonome possible.
Une formule qui a convaincu Colin Snaps de faire appel à Mekanika pour lui fournir une fraiseuse numérique destinée à fabriquer des supports pour les clients de Tavu, son agence de communication visuelle. “On a reçu les boîtes avec les différents éléments et on a suivi un manuel très détaillé sur You Tube qui nous a permis d’assembler la machine nous-mêmes. En réalisant cet assemblage, on commence à comprendre comment elle fonctionne, ce qui devrait nous permettre de nous débrouiller en cas de panne, en tout cas pour identifier quelle pièce il faut remplacer”, témoigne-t-il.
D’ici la fin de cette année, Mekanika devrait sortir deux nouveaux engins de ses cartons. Ses fondateurs vont également lancer des projets de recherche à plus long terme avec des doctorants de l’ULB qui vont s’attaquer à des systèmes de reconnaissance et au tri de déchets.“On essaie d’identifier les besoins et d’apporter des réponses dont on sait que l’on va pouvoir les diffuser largement, souligne encore Roldan Descamps, car le développement de produits ‘sur mesure’n’est pas payable pour le client si l’on veut que ce soit rentable pour nous.”