Kinograph met
le cinéma communautaire
au devant de la scène

D.R.

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Ouverte au printemps à Bruxelles, cette salle expérimente un modèle de cinéma citoyen et participatif.
L'initiative participe d’une nouvelle vague de cinémas indépendants en Europe.

Reportage 
Alain Lorfèvre

Qu’est-ce qui peut exister entre un multiplexe et un cinéma Art et Essai pointu ? Réponse : le Kinograph, à Bruxelles. Depuis le 1er mai 2019, ce cinéma communautaire et coopératif est expérimenté au sein des 25 000 m² de SeeU, la plus grande occupation temporaire de Belgique, sur le site de l’ancienne caserne Fritz Toussaint, à Ixelles. On y est loin des fastes des oscars ou des César. Mais on y aime tout autant le cinéma. Dans toute sa diversité.

Inspiré par les cinémas de proximité d’antan ou les cinémas communautaires qui fleurissent dans différentes villes d’Europe (lire ci-dessous), le Kinograph est une émanation de Cinécité, société coopérative fondée en 2017. Provisoirement éphémère - dans l'attente des travaux qui convertiront les anciennes casernes en cité étudiante - la façade du Kinograph, assemblage de panneaux de contre-plaqué, rappelle le fronton des salles modernistes de l'âge d'or des salles de proximité. 

L'écho n'est pas fortuit : "Nous avons constaté avec un groupe d’amis que les cinémas de quartiers, nombreux à Bruxelles jusque dans les années cinquante, ont disparus, rappelle Thibaut Quirynen, un des deux permanents du Kinograph. En dehors du Vendôme, dans le haut de la ville, et du Stockel, il ne reste des salles indépendantes qu’au centre-ville. Mais rien à Saint-Gilles/Forest, Schaerbeek ou à Ixelles-Auderghem. Au même moment, on assiste à l’émergence, un peu partout en Europe, de cinémas communautaires qui réinventent l’expérience cinéma."

L'équipe de CinéCité a d'abord expérimenté des événements ponctuels (projections en plein air au parc Josaphat à Schaerbeek ou place St Denis à Forest). Quand a émergé le projet d'occupation temporaire de SeeU, l'exploitation de l'ancienne salle de projection des Casernes (un bel écrin de 300 places, aux murs lambrissés de bois) s'est imposée. 

Rapport décomplexé à la cinéphilie

Le projet Kinograph a bénéficié de l'aide aux entreprises sociales innovantes de la Région bruxelloise, complétée d'une campagne de crowdfunding (qui a atteint 150% de son objectif). "Le crowdfunding nous a permis de voir qu’il y avait un engouement et une demande par rapport au projet", explique Clara Léonet, l'autre permanente en charge de la communauté et du marketing. Le crowdfunding participe du modèle coopératif que nous recherchons. "

"Ce sont aussi des petits modèles, avec une seule salle, précise Thibaut Quirynen.

"Ce sont de nouveaux lieux de socialisation, en agrégeant des espaces Horéca, un bar ou une librairie, comme au Numax de Saint-Jacques de Compostelle, par exemple."
Thibaut Quirynen, permanent du Kinograph

Faute de place, le Kinograph n'a pas pu aller aussi loin dans la diversification. L'équipe compense en collaborant avec quelques-uns des cinquante autres projets de SeeU, comme le collectif KomChétamère, qui dispose d'un bel espace show-room au premier étage, au-dessus du cinéma.

La vogue des cinémas communautaires se caractérise aussi par "un rapport décomplexé à la cinéphilie" ajoute Thibaut Quirynen. "On travaille indifféremment avec les filiales des grands studios américains ou les distributeurs indépendants. On cherche à toucher tout le monde." Fin janvier 2020, Kinograph programmait ainsi en alternance 1917Jojo RabbitLes Enfants du temps ou The Farewell. Soit un film de guerre à grand spectacle, un film familial distribué par Disney, un film d'animation japonais pour adultes et un film d'auteur américano-chinois. 

Une approche tout public fruit d'une coopération, toujours :

"L’un de nous est présent tous les soirs. On accueille les gens, on vend les tickets. Cela nous permet un retour direct. On se voit plus sur un modèle horizontal, pas enfermés dans notre tour d’ivoire."
Thibaut Quirynen

"Au printemps dernier, nous avons réuni dans un club de programmation douze spectateurs, six hommes, six femmes, d’âges et de goûts différents, complète Clara Léonet. Ils ont permis de définir la programmation en plein air de l'été."

Ne pas sacraliser la salle

Compte tenu de sa localisation, le Kinograph cible les étudiants de l'ULB et de la VUB, avec un tarif préférentiel (6€). "Quand on a montré Joker, à l'automne, nous avions une centaine de spectateurs par séance dont les trois quarts étaient des étudiants. C’est un public qu’on cherche à fidéliser." Réponse à un constat général en Europe : le public des salles Art et Essai vieillit.

"Nous essayons de redonner de l’importance à la salle, mais sans la sur-sacriliser ou sans en faire un temple. C’est pour cela qu’on assume de passer des productions Netflix, comme Marriage Story ou The Irishman."
Clara Léonet, permanente en charge de la communauté et du marketing

Partout en Europe, ces nouvelles salles plantent de nouvelles petites graines cinéphiles, amenant vers la salle et des films d'auteur un public qui n'y venait plus ou peu. Elles redynamisent aussi des lieux délaissés - anciennes friches industrielles ou chancres urbains. 

La nouvelle vague des cinémas indépendants

Le Kinograph de Bruxelles a de nombreux cousins, quasi homonymes, en Europe : le Kino à Rotterdam, Il Kino à Berlin, Kinodvor à Ljubljana, Dokukino à Zagreb, Kino Nowe Horyzonty à Wroclaw...

Ils participent d'une nouvelle vague des cinémas indépendants cartographiée par les Français Mikael Arnal (réalisateur) et Agnès Salson (licenciée en exploitation). Souhaitant créer une salle communautaire à Toulouse, le duo a sillonné l'Europe pour découvrir une centaine de ces "nouvelles" salles dans vingt pays. Cela va d'une salle de quartier réouverte après quinze ans de fermeture (Postmodernissimo à Pérouse, en Italie) à un ancien multiplexe reconverti en plus grand cinéma indépendant d'Europe, avec neuf écran et quelque 2300 sièges (Kino Nowe Horyzonty à Wroclaw, en Pologne).

Au retour, ils consacrent à vingt des plus emblématiques une monographie dans Cinema Makers, guide de ces nouveaux modèles d'exploitation. Le titre se réfère au mouvement maker, en émergence depuis dix ans et à sa philosophie du "faire soi-même et partager", rencontre entre la culture open source du numérique et celle du néo-savoir-faire artisanal. C'est la première caractéristique commune de ces cinémas, portés par une génération de moins de 30 ans, adepte de pratiques collaboratives et d'économie sociale. 

Deuxième caractéristique, corollaire de la première : "une approche horizontale et non plus verticale" nous explique Agnès Salson. "Le public est parfois impliqué dès la genèse du projet". 

Troisième trait commun : "des formats hybrides de contenus et de programmation : films d'auteurs et blockbusters cohabitent avec séries et, parfois, jeux vidéos." La salle s'éloigne de la vision élitiste et verticale, commentent les deux auteurs. 

Elle se décloisonne, aussi, redevenant un lieu de vie sociale et communautaire pluridisciplinaire, avec bars, restaurants mais, aussi, librairie, espace de coworking voire de création ou postproduction audiovisuelle. "La convivialité est le maître-mot". 

Ce faisant, note Agnès Salson, ces nouvelles pratiques réinventent l'expérience cinéma au moment où la fréquentation des salles indépendantes tend à baisser et leur public à vieillir. 

De retour en France, Mikael Arnal et Agnès Salson ont lancé leur propre cinéma coopératif à Toulouse, La Forêt Electrique. Comme le Kinograph, il a été financé avec un mélange de fonds publics et de crowdfunding, impliquant sa communauté de spectateurs dès son origine. Sur le site d'anciens ateliers de menuiserie, dans le centre de Toulouse, La Forêt Electrique mêle salles de projections, café-bar et espaces de création audiovisuelle.  

La carte qui rajeunit le public

Un beau cas d'école, mis en évidence dans Cinema Makers, est celui de Cineville. Lancée aux  Pays-Bas en 2008 par quatre étudiants de 21 à 23 ans, il s'agit d'une carte illimitée valable dans 43 cinémas indépendants. Alternative à celle des multiplexes et grands groupes (la carte Pathé, équivalent d'UGC chez nous, menaçait la survie des salles indépendantes), la carte Cineville s'est étendue d'Amsterdam à 19 villes. Elle a rajeuni le public des salles (la moitié de ses utilisateurs ont moins de 30 ans) et doublé la fréquentation des salles partenaires, avec 300 000 entrées supplémentaires.

-> Cinema Makers de Mikael Arnal & Agnès Salson, éd. Le Blog Documentaire, 28 €

"L'expérience a été baptisée Kinograph Ephémère. Nous la considérions comme un laboratoire", note Clara Léonet. "Nos objectifs étaient de 20 spectateurs en moyenne par séance. On en a eu 25 en 2019. On vise 28 en 2020. On espère une fréquentation complète de 15 000 payants, hors festival et scolaire. On travaille avec Ecran Large et des écoles qui viennent en direct. On a eu des séances de plus 300 élèves. On pense que le contrat est rempli." Le Kinograph vient d’être reconnu comme salle Art et Essai par le Centre du Cinéma de  la Fédération Wallonie-Bruxelles.

L'expérience SeeU s'achèvera le 31 décembre 2020. Elle sera suivie par le reconversion des casernes en logements étudiants pour la VUB et l’ULB dans le cadre du projet Usquare. L'inauguration est prévue à l’horizon 2025. L'équipe du Kinograph espère être au rendez-vous. "On commence à réfléchir à la suite. On discute avec les responsables d'USquare pour le maintien de notre activité. Ils sont en demande car il n'y a pas d’offre alternative dans le quartier pour les étudiants." De l'Ephémère au durable le Kinograph espère ne pas devoir éteindre les projecteurs dans l'intervalle.

Vidéo : Christel Lerebourg