Racynes donne des ailes

Marie Russillo

Marie Russillo

C’est une “ferme d’animation refuge” au nord-est de Liège en Basse-Meuse, un lieu de lutte contre l’exclusion sociale.
Grâce à son dispositif d’insertion socioprofessionnelle, les usagers “en désaffiliation” y reprennent pied et se remettent en projet.

Reportage 
Valentine Van Vyve

C’est une véritable fourmilière. Un dédale de pièces et de couloirs. Du bois à tous les étages. Dedans comme dehors, jeunes et adultes s’activent. Ici, les uns, les pieds dans la boue, déplacent l’abreuvoir des cochons vietnamiens . Là, d’autres scient de longues planches de bois qui permettront d’améliorer l’atelier de réparation de vélos. Julien discute avec Wassila en fumant une cigarette. Bref temps de pause sous un soleil d’hiver radieux.

Comme Wassila et Julien, Hugo, Catherine, Josi et les autres se reconstruisent à la ferme pédagogique Racynes. “C’est une ferme d’animation refuge”, soutient Alexandre Carlier, son directeur. Un Service d’Insertion Sociale (SIS) pour des personnes qui sont à la marge de la société, ceux qu’il appelle des “désaffiliés”. “Nous faisons de l’accueil de première ligne et de bas seuil : il est facile de pousser la porte et d’entrer prendre en café”, explique-t-il.

C’est le cas de Christophe et Alain. Assis sur les chaises en bois du restaurant social, ils tiennent leur café d’une main, et de l’autre, un numéro tiré en début de matinée. Les cousins attendent patiemment leur tour, comme une vingtaine d’autres personnes. Sans emploi, ils viennent à l’épicerie sociale de l’ASBL deux fois par semaine “par nécessité”. “C’est une bouée de sauvetage”, commente Alain, la cinquantaine, qui observe au fil du temps “une précarisation grandissante de la population” de l’entité de Haccourt, au nord-est de Liège.

“Certains sont très isolés. Les liens qui se créent ici sont essentiels.”
Alain, client de l'épicerie sociale

“C’est une petite famille. on se fait du bien réciproquement”, ajoute Marielle, bénévole.

Il ne reste désormais plus que Jules, avec son numéro 27. “Je suis le dernier”, commente l’homme de 83 ans. Cela fait deux ans qu’il fait la plus grande partie de ses courses alimentaires ici. Il y trouve des produits surgelés, frais – légumes et laitiers – et même, parfois, de la viande. “1 300 euros de pension, ce n’est pas le Pérou. Ce que l’on achète ici à très bas coût fait du bien”, confie-t-il.

Dans la commune d’Oupeye, où se situe Racynes, un logement sur six est un logement social. La précarité socio-économique est importante dans cette localité de la Basse Meuse. L’épicerie sociale est dès lors un point d’accroche vers le public cible. “Elle permet de nouer des liens de confiance avec les habitants de telle sorte que lorsqu’ils décrochent, il est plus simple de les accompagner”, commente Alexandre Carlier.

Les vertus du travail manuel

La ferme est une autre porte d’entrée. Une bouée à laquelle les personnes isolées peuvent s’accrocher, se remettre en projet, créer des liens et des réseaux. Une prise d’élan, à leur rythme. Au total, une centaine de personnes fréquentent la ferme quotidiennement et bénéficient du dispositif d’insertion socioprofessionnelle. Des ateliers pour adultes connaissant des problèmes de santé mentale, de déficience ou d’assuétudes sont organisés tous les jours : potager, gestion de la ferme et de ses animaux, activités créatives. Dix agriculteurs locaux leur ouvrent en outre les portes de leur propre ferme.

Après deux ans passés chez Racyne, Wassila rêve de devenir ouvrière agricole. Avant, elle travaillait en bijouterie. Un autre monde. Une autre époque.

“Je suis un peu borderline, c’est compliqué en société et je suis isolée. La nature m’apaise et me fait du bien. Le cadre m’aide au quotidien.”
Wassila, usagère de Racynes

La jeune femme met du cœur à l’ouvrage et retourne la terre trempée avec le sourire.

À l’intérieur de la roulotte, Camille coordonne les activités créatives. “Les usagers viennent avec leurs idées. Sinon, on leur propose des activités qui servent la ferme”, explique-t-elle. Ce jour-là, ils confectionnent des panneaux directionnels.

Catherine joue les chefs d’orchestre, debout avec ses aiguilles de tricot. “J’avais envie de faire un bandeau pour la tête… mais c’est un peu raté !”, commente-t-elle avec humour en montrant la forme biscornue. “Je n’avais pas envie de venir, au début. Mais j’ai essayé et après un an et demi, je suis toujours là”, poursuit la jeune femme. À 32 ans, le projet qu’elle met tout doucement en place et pour lequel Racynes l’accompagne, est de trouver un logement et d’y vivre seule. “On se lance à fond dedans”, dit-elle à moitié convaincue.

“Mes parents ne sont pas éternels. Il faut que j’apprenne à vivre seule… mais j’ai peur.”
Catherine, usagère de l'ASBL Racynes

“Tu vas vivre ta vie”, lui assure Josi. Lui a choisi de peindre. “Ça me calme, de faire un truc artistique. Ça me vide la tête et je ne pense plus à mes problèmes lorsque je me concentre sur des choses abstraites”, dit-il en gardant les yeux fixés sur son pinceau. “Et on n’est pas seul chez soi.”

D'abord réapprendre à vivre normalement

Racynes est née en 2005 dans le terreau du centre d’insertion socioprofessionnelle (CISP) Cynorhodon. Ses dirigeants estiment alors que la formation n’est pas le premier pas vers la remise à l’emploi. “Avant cela, il y avait tant à faire avec ce public de désaffiliés”, commente Alexandre Carlier, directeur de l’ASBL. Depuis lors, elle assure un service de première ligne et fonctionne essentiellement grâce à des subsides de la Région wallonne et des institutions européennes (FAEDER et FSE), en plus de ses revenus propres.

“Le but est d’accompagner les personnes vers un mieux-être, une meilleure intégration dans la société, en respect de leurs droits fondamentaux : se loger, se nourrir, avoir accès à l’éducation, à la culture et à une vie sociale.”
Nareisha Paeshen, coordinatrice de l’Asbl

Le décret wallon sur les SIS vise en effet à rompre l’isolement social ; permettre une participation à la vie sociale, économique, politique et culturelle ; promouvoir la reconnaissance sociale ; améliorer le bien-être et la qualité de la vie et enfin, favoriser l’autonomie.

“En réalité, la ligne politique est de dire que le travail l’emporte sur le reste. C’est compliqué pour nous que la valeur suprême soit le travail alors qu’on peut s’épanouir dans autre chose”, analyse Nareisha Paeshen.

Les bienfaits de l’insertion sociale sur la santé mentale sont compliqués à calculer.”
Nareisha Paeshen

“La Région wallonne estime qu’un Service d’insertion sociale est un lieu de passage qui doit connaître un certain roulement des usagers. Dans la pratique, c’est compliqué, commente la coordinatrice de l’association, les personnes avec des déficiences ont envie de s’installer, tout en s’inscrivant dans un parcours de vie”.

Pour assurer la qualité du suivi à plus long terme, Racynes est membre de Calif (Coordination d’Associations Liégeoises d’Insertion et de Formation), un réseau d’une cinquantaine d’associations actives dans le domaine de l’insertion socioprofessionnelle (SISP, APL, services d’intervention sociale, écoles de devoirs…) et travaille main dans la main avec les CPAS. Ces collaborations permettent de mutualiser les forces en présence dans le domaine de l’insertion socioprofessionnelle et de diriger les personnes vers les structures les plus adéquates en fonction de leurs besoins.

À côté de la roulotte, six jeunes âgés de 18 à 24 ans tronçonnent, coupent, poncent. La précarité et l’isolement ne s’arrêtent pas aux frontières de l’âge. Tous les jours, une petite dizaine de jeunes adultes “plus ou moins désaffiliés et/ou plus ou plus déscolarisés”, prennent part aux activités qui leur sont proposées : ils retapent la ferme, construisent de nouvelles dépendances, réparent des vélos, balisent les chemins de promenade alentour, passent du temps avec les personnes âgées des homes de la localité, mènent des actions citoyennes, participent à des activités culturelles.

Un logement pour reprendre pied

Si Julien a grandi dans une ferme et est un habitué des lieux, Hugo vient de débarquer. Il a directement mis la main à la pâte. “J’aime la menuiserie”, confie-il. Il apprécie aussi “le calme, la tranquillité et les animaux” de la ferme. Après plusieurs mois à dormir dans une tente déployée dans les rues de Liège, le jeune homme de 20 ans se sent désormais “mieux et soulagé”. Ici, il compte “se poser un peu… et avancer. Il le faut !”.

Hugo occupe depuis quelques jours un des six appartements individuels destinés (pour un loyer modique) aux personnes de 16 à 30 ans, sans abri, en recul par rapport à leur famille ou après un séjour en IPPJ. “Nous sommes reconnus comme Association de Promotion du Logement (APL). Nous sommes plus cadrants avec les jeunes. Ils doivent accepter le suivi que nous leur offrons : suivre une formation - notamment au sein de l’ASBL -, chercher un emploi ou retourner à l’école”, précise Alexandre Carlier. Hugo souhaite travailler. “J’aimerais être peintre en bâtiment”, glisse-t-il. Un logement pour une famille de quatre personnes est actuellement en construction et deux Tiny houses devraient être installées pour de l’accueil d’urgence.

Outre ceux et celles qu’elle accueille sur son site, l’ASBL Racynes accompagne une cinquantaine de familles des logements sociaux de Haccourt. Elle assure un suivi de leur gestion budgétaire ainsi qu’une aide au logement et à la parentalité.

La transition écologique pour tous

À ceci s’ajoute l’école des devoirs pour les enfants de deux écoles du quartier, que l’ASBL va chercher en cyclobus. “C’est important d’assurer le transport, sinon on ne touche pas le public auquel on s’adresse”, précise Alexandre Carlier. Enfin, le restaurant social ouvre ses portes trois midis par semaine et propose des plats complets pour 1 euro. “On utilise les légumes du potager bio”, commente Michel, cuisinier bénévole.

Cela illustre la volonté de Racynes d’inscrire ses activités dans un processus de transition écologique et de développement durable. Ainsi, les activités de construction et créatives sont réalisées avec des matériaux de récupération, les enfants sont transportés en cyclobus, les semences du potager bio sont distribuées aux usagers, ces derniers peuvent bénéficier d’une parcelle à cultiver, l’épicerie sociale assure une partie de ses ventes en vrac…

“Malgré la précarité, cette thématique touche les usagers qui y sont désormais sensibles.”
Alexandre Carlier, directeur de L'ASBL Racynes

Depuis le potager, on entend des applaudissements nourris venant du restaurant… C’est l’anniversaire d’un habitué. Ce jour-là, il passe le cap bien entouré. Tout comme Hugo, qui n’a cependant pas crié sur tous les toits qu’il était aussi jubilaire. 20 ans, ça se fête. Mais tout ça le “gênerait beaucoup trop”.

Photos : Marie Russillo
Vidéo : Valentine Van Vyve