Une brique crue
dans le ventre
Chaque année en Belgique, d'énormes quantités de terres sont extraites des chantiers de construction pour être mises en décharge.
Plutôt que de les gaspiller, la start-up BC Materials a choisi d'utiliser ces ressources pour produire des matériaux locaux.
Reportage
Gilles Toussaint
Les seaux de sable ont succédé aux seaux d’argile sur le tapis roulant. Celui-ci déverse son contenu dans une espèce de gros mixer où s’opère un mélange savamment dosé, qui est ensuite conditionné dans un big bag installé au bout d’un second tapis roulant. « Là, nous préparons un mortier qui est utilisé pour lier nos briques de terre crue », décrit Anton Maertens, advocacy manager de BC Materials.
Discrètement installée avenue du port, un peu à l’écart du site de Tour et Taxis, l’unité de production de la jeune start-up bruxelloise est encore lilliputienne face à l’énorme centrale d’Inter-Béton située à quelques centaines de mètres de là.
« Nous travaillons à une échelle entre l’artisanat et l’industrie », sourit notre guide.
On fabrique ici du mortier et des briques de terre crues donc, mais aussi des enduits d’argile destinés aux finitions murales et du pisé qui peut-être utilisé pour réaliser des murs et dalles de sol. Des matériaux de construction 100 % locaux réalisés à partir de terres d’excavation provenant de différents chantiers en cours en Région bruxelloise et ses environs.
Construite en large part à partir de matériaux de seconde main, cette micro-usine reflète elle-même la philosophie de l’entreprise. Les gros blocs de béton en forme de “Lego” qui composent les murs, les poutres, les panneaux en bois, les tôles qui couvrent la toiture… Tout est facilement démontable et réutilisable ailleurs, explique Anton. “Nous récupérons également l’eau de pluie pour notre processus de fabrication qui demande une quantité d’énergie minimale”, complète-t-il.
Une découverte au Burundi
BC Materials trouve ses origines dans un stage effectué au Burundi par ses quatre cofondateurs, alors qu’ils étaient encore étudiants en architecture.
Lors de ce séjour, Nicolas Coeckelberghs, Ken De Cooman, Wesley Degreef et Laurens Bekemans ont été initiés à ce mode de construction traditionnel qui revient de plus en plus au goût du jour. “Ils ont bâti, avec les citoyens locaux, une bibliothèque avec des briques de terre crue. Ça leur a fait prendre conscience du potentiel et de l’intérêt qu’il y a à utiliser des ressources qui se trouvent autour de nous et qui ne demandent pas beaucoup d’énergie pour leur transformation comme les matériaux classiques”, raconte Anton Maertens.
De retour en Belgique, ils fondent leur propre bureau d’architecture – BC Architects – à travers lequel ils vont développer ce savoir-faire ramené d’Afrique, alliant les techniques architecturales modernes à ces matériaux ancestraux.
37 millions de tonnes. En Belgique, 37 millions de tonnes de terres sont excavées chaque année, explique Anton Maertens, soulignant que 70 % de celles-ci ne sont pas polluées et que 16 millions de tonnes sont utilisables pour la fabrication de matériaux naturels.
“Au départ, ils utilisaient l’argile importée, poursuit notre interlocuteur. Mais au fil des chantiers, ils ont constaté que l’on procédait à de nombreuses excavations et que les terres évacuées n’étaient pas du tout utilisées. La plupart du temps, elles finissent comme des déchets dans des carrières et d’anciennes mines ou, dans le meilleur des cas, comme remblais pour le soubassement des routes. Ils se sont dit que l’on pouvait leur donner une valeur ajoutée en les récupérant pour produire des matériaux de construction sur place dans une logique d’économie circulaire.”
Un constat qui aboutit à la naissance de BC Materials en octobre 2018.
Des matériaux pleins de ressources
Si elles ne sont pas aussi résistantes que les briques traditionnelles, les briques de terre crue n’en constituent pas moins un matériau de construction tout à fait fiable. “On peut facilement construire un bâtiment de plusieurs étages”, commente Anton Maertens.
Dans la pratique, celles-ci sont généralement utilisées pour édifier les murs intérieurs, mais elles peuvent aussi servir pour les murs de façade, à condition de les recouvrir d’un revêtement hydrofuge comme un enduit ou un bardage, précise-t-il.
Bon pour l'environnement et la santé
Ces briques ont également d’excellentes qualités acoustiques et une bonne inertie thermique – elles contribuent à emmagasiner de la chaleur dans l’habitation en hiver et à maintenir de la fraîcheur en été. Le pisé, pour sa part, convient parfaitement à la réalisation d’une dalle de sol du genre “béton lissé” avec l’avantage d’être facilement réparable si une fissure vient à apparaître.
Produits sans aucun adjuvant chimique, les briques et les enduits en terre contribuent en outre à améliorer la qualité de l’air intérieur “qui peut être cinq fois pire qu’à l’extérieur” et à combattre les mauvaises odeurs, rappelle-t-il.
Neutre en CO2, leur production et leur utilisation demandent également peu d’eau. Cerise sur le gâteau, ces produits peuvent être recyclés et réutilisés quasiment “à volonté”.
Un prix plus élevé
Leur principale faiblesse est leur prix, “presque le double d’une brique traditionnelle”. Mais l'augmentation de la production et celle attendue du coût donné aux émissions de CO2 devraient cependant contribuer à réduire cet écart.
“Pour les enduits à l’argile, on est un peu plus cher, de l’ordre de 10 %, que le plâtre. Mais il faut prendre en compte le prix de la peinture qui s’ajoute pour ce dernier alors que l’enduit peut rester tel quel.”
Lauréate du prix Be.Circular et du Fonds SE’nSE, la start-up propose par ailleurs des services de consultance (tests de résistance mécanique spécifiques à un projet, construction circulaire…) et des formations aux techniques de construction en terre crue. Elle peut également produire les matériaux sur chantier en utilisant les terres d’excavation générées sur place.
Un circuit ultra-court
Avenue du port, l’unité de production dispose ainsi d’un petit stock de sable et de terre argileuse issus de chantiers bruxellois qu’elle transforme sur place en fonction des commandes reçues.
“Nous utilisons essentiellement les sables bruxelliens et l'argile ypresien qui sont bien adaptés aux mélanges que nous produisons et qui sont abondants dans le sous-sol bruxellois. Nous sommes en relation avec des gestionnaires de chantier qui nous livrent gratuitement, selon nos besoins. Pour eux, c’est beaucoup moins cher de nous le déposer ici que de devoir le transporter beaucoup plus loin pour l’évacuer”, explique M. Maertens.
“Il y a clairement une demande grandissante pour cette approche durable et circulaire. Ce n’est pas encore très courant et il reste du travail pour montrer que l’on peut construire autrement aujourd’hui, mais on voit que les choses bougent et que les mentalités changent dans le secteur. Tout le monde se rend compte que l’on émet beaucoup trop de CO2 et de déchets avec les méthodes actuelles.”
L’an dernier, ajoute-t-il, 200 tonnes de matériaux ont ainsi été fabriquées à partir de ces “déchets”. Un chiffre que la start-up ambitionne de multiplier par… dix cette année.
“Nous voulons fournir les enduits de terre pour le projet Usquare qui va accueillir des salles de cours de la VUB et de l’ULB dans les anciennes casernes d’Etterbeek”, précise le représentant de BC Materials. Cela pourrait être une jolie vitrine à laquelle pourraient s’ajouter “d’autres gros projets bruxellois”, glisse-t-il sans vouloir en révéler davantage.
Un gros potentiel pour les villes européennes
Pour le moment, la start-up travaille essentiellement sur des projets à Bruxelles et en Flandre, mais elle souhaite également se développer en Wallonie.
“Nous recevons aussi beaucoup de marques d’intérêt de l’étranger, notamment des Pays-Bas ” souligne Anton Maertens, précisant que l’entreprise veut “grandir, mais pas trop”. Son modèle pourrait ainsi être cloné par d’autres – peut-être sous forme de licences – en fonction des réalités locales. “Nous pensons qu’il y a beaucoup de potentiel dans tout l’Europe, en particulier dans les villes.”
La matière première, elle, ne manque pas. L’extension du métro bruxellois ou le chantier de la liaison Oosterweel qui doit boucler le ring d’Anvers vont à eux seuls générer des quantités phénoménales de sable et de terre “dont on ne sait que faire”.
Le renforcement des objectifs climatiques avec la hausse du prix du CO2, le durcissement des règles européennes sur la mise en décharge et la volonté d’encourager l’économie circulaire dans les marchés publics sont autant de raisons de penser que ce “retour à la terre” pourrait avoir un bel avenir devant lui.
Photos : Ennio Cameriere et BC Materials
Vidéo : Semra Desovali