Du travail au noir
au coopérateur indépendant

Jean-Luc Flémal

Jean-Luc Flémal

La coopérative RCoop a vu le jour en 2018 pour lutter contre le travail au noir dans le quartier Matonge, à Ixelles.
Une formule inédite dans le monde de la coiffure et des soins de beauté qui vient de recevoir le Prix de l’Economie sociale en tant qu’entreprise junior bruxelloise.

Reportage 
Gilles Toussaint

La porte à peine refermée, une voix s’élève depuis la pièce du fond : “Bonjour, bienvenue !”.
Fauteuils confortables, miroirs, bacs à shampoing, serviettes… Au premier abord, rien ne distingue le salon RCoop (prononcez Hair Coop) d’un autre salon de coiffure. L’intérieur, sobre et coquet, abrite tous les outils habituels des experts du cheveu.

Installé sur un coin de rue dans le quartier Matonge, ce lieu est pourtant un peu plus que cela, raconte Marie-Charlotte Pottier : “C’est à la fois un espace de coiffure en coworking et le siège d’une coopérative qui rassemble des professionnels des métiers de beauté.”

La structure, inédite dans ce secteur d’activité, a vu le jour en avril 2018 pour répondre à un problème très terre à terre. “Les contrôles de l’inspection du travail avaient mis en évidence de façon récurrente l’existence du travail au noir dans le quartier. Ces personnes ne pouvaient pas régulariser leur activité faute d’accès à la profession et à la gestion. Leurs conditions de travail sont en outre souvent précarisées et assez déplorables. Il y a une forme d’exploitation avec un système de location de chaise ou de partage du chiffre d’affaires très inégal. Plusieurs acteurs du milieu coopératif bruxellois se sont alors dit qu’il y avait peut-être moyen de répondre à cette situation en mettant sur pied une coopérative qui facilite la légalisation de cette économie informelle. Ils ont répondu à un appel à projet de la Région et j’ai été engagée pour lancer le projet”, poursuit la jeune femme.

14 - RCoop compte actuellement 14 personnes – six hommes et huit femmes – spécialisées dans les soins à la personne. On y trouve plusieurs coiffeuses et coiffeurs barbiers, une esthéticienne, un spécialiste de la densification du cuir chevelu grâce au tatouage, mais aussi deux couturiers. Un profil qui peut paraître en décalage avec la finalité de la coopérative, mais qui répond à une forte demande à Matonge. “En fait, même si ce n’est pas visible, ici les couturiers travaillent souvent en duo avec les salons de coiffure”, explique Marie-Charlotte Pottier.

Tous les membres actuels de RCoop ne disposaient ainsi d’aucun statut légal au départ. “C’est moi qui les ai tous inscrits aux caisses d’allocations sociales et qui les aide à gérer leurs activités pour en faire un travail déclaré. En gros, ce qu’eux doivent faire, c’est travailler, noter leurs clients et tenir leurs fiches de caisses correctement. Je m’occupe des déclarations à la TVA, de la comptabilité, etc.”

Patience et force de conviction

Pour en arriver là, la coordinatrice a d’abord dû prendre son bâton de pèlerin pour faire le tour des salons du quartier. L’accueil fut plutôt positif, explique-t-elle, même s’il a fallu faire preuve de pédagogie pour expliquer cette approche coopérative très éloignée du monde “très hiérarchisé, très économie classique” de la coiffure.

La dimension économie sociale n’est pas du tout naturelle pour certains. Ma philosophie était d’attendre que la confiance se crée et de faire passer le message que je ne suis pas là pour les contrôler mais pour apporter une solution à leurs besoins.”
De pédagogie et de patience. “Des gens que j’ai rencontrés il y a un an et demi viennent seulement d’entamer les démarches pour s’inscrire.”Rapidement, la jeune femme a également perçu le besoin de disposer d’un lieu qui permette de partager davantage de choses que le règlement de dossiers administratifs. Le salon de coiffure partagé a donc vu le jour l’an dernier, offrant à la coopérative à la fois une vitrine et un espace de convivialité permettant de développer une dynamique plus large.

L’idée est qu’ils s’approprient vraiment le lieu où nous organisons également des formations – sur des techniques de coloration, comment créer un guestbook… – en fonction des demandes que je reçois. Cela répond à la volonté de contribuer à leur professionnalisation.”

Ceux qui le veulent peuvent juste démarrer leurs activités ici, puis choisir de voler de leurs propres ailes pour être totalement indépendants. C’est même le but. Mais d’autres préfèrent rester au sein de la coopérative pour bénéficier du soutien qu’elle apporte. Cela nous convient aussi.
Marie-Charlotte Pottier, Coordinatrice de RCoop

Mais chaque membre de la coopérative reste indépendant et organise son activité comme il l’entend. “Chacun garde son identité et sa manière de travailler. Certains coopérateurs ont leur propre salon et ne viennent jamais dans le coworking ou seulement occasionnellement. On peut aussi ne pas être membre de RCoop et louer un espace, mais à un tarif un peu plus élevé. C’est assez flexible.”

Un tremplin ou la possibilité de prendre un nouveau départ

Coiffeuse indépendante, Hélène Jaczina a tenu pendant vingt ans son propre salon dans le quartier. Mais les travaux de réaménagement de la chaussée d’Ixelles ont eu raison de son commerce. “Il y avait un trou béant à la place du trottoir. Je n’avais plus de clients et j’ai fini par fermer”,raconte-t-elle.

C’est par hasard qu’elle découvre la coopérative en faisant ses courses. “Ils étaient encore en chantier, j’ai poussé la porte. Marie-Charlotte m’a expliqué le projet et j’ai beaucoup aimé cela.” Trois jours par semaine, elle rejoint désormais le salon de coiffure partagé où elle reçoit ses propres clientes. Une formule qui la soulage de toute la gestion et dans laquelle elle a trouvé un équilibre qui lui convient pleinement. “On est déchargé de la comptabilité et c’est nickel. On dort sur ses deux oreilles.”

Un soutien mutuel
Hélène apprécie en particulier l’espace d’échange et de partage offert par la coopérative. “On prend les décisions ensemble et si on a un problème, on peut en parler entre collègues, on n’est pas toute seule à devoir le gérer. C’est très important pour moi.”Outre les formations qui permettent aux uns et aux autres de combler certaines lacunes, le coworking offre aussi l’opportunité de se rendre mutuellement service. “On essaie de s’aider. Si on a trop de travail, on peut demander à un(e) collègue de faire une couleur ou une coupe. J’ai demandé à une collègue de faire une perruque pour une cliente qui perd ses cheveux, ce que je suis incapable de faire. Cela s’est super bien passé et ma cliente était ravie”, illustre-t-elle.

Introduire la formule coopérative dans le monde la coiffure “qui est assez individualiste” est une super idée, ajoute-t-elle, même si comme dans tout projet en collectivité, il peut y avoir des “petites brettes” et des désaccords. “Mais même si on est fâché sur l’autre, on peut en parler ; l’important est de rester diplomate et de se respecter.”
Et si RCoop lui a personnellement offert la possibilité d’un nouveau démarrage, “la coopérative peut aussi être un tremplin pour des jeunes qui se lancent”, conclut Hélène.

“Sans elle, j’aurais laissé tomber”

Situé à quelques centaines de mètres du siège de la coopérative, le salon FK Coiffure tenu par Mariama Conteh est la parfaite illustration de cette philosophie. Habitant à Molenbeek, cette jeune femme – dont on perçoit très vite la forte personnalité – a longuement hésité avant de rejoindre RCoop.

J’ai d’abord choisi de reprendre seule ce commerce qui était à remettre, mais j’ai été dépassée. C’était trop pour moi”, raconte Fanta (son nom de scène). “Je me suis alors tournée vers Marie-Charlotte, qui m’a beaucoup aidée. Elle m’a vraiment bousculée, mais elle m’a aussi donné beaucoup de courage. Elle m’a donné plein de conseils pour mettre mon travail en valeur et désormais, je suis tranquille. Tous mes papiers sont en ordre et je n’ai plus peur des contrôles. Sans la coopérative, j’aurais lâché le salon. Je la remercie vraiment très très fort ainsi que tous les membres de l’équipe”, témoigne-t-elle, encourageant au passage d’autres coiffeuses à rejoindre la structure.

Une initiative qui peut être dupliquée

Après une année d’existence, le bilan est sur ce point largement satisfaisant. “Les retours sont positifs, je crois que nous répondons à un vrai besoin. Les gens se sentent bien et me renvoient ce bénéfice humain et social”, sourit modestement la coordinatrice en reconnaissant cependant qu’il reste du chemin à parcourir pour que la coopérative (qui bénéficie de subsides régionaux et d’un support de la commune d’Ixelles) ne soit autosuffisante sur le plan financier.

Mais on n’est pas ‘le salon des coiffeurs black’de Matonge”, souligne-t-elle encore. “La coopérative est le reflet de la mixité sociale du quartier. Elle mélange les publics. Et le modèle est duplicable ailleurs et dans d’autres domaines. Le travail au noir n’est pas spécifique au quartier et aux coiffeurs, c’est un problème global.”

Photos : Jean-Luc Flémal
Vidéo : Semra Desovali