Cycle en Terre sème les graines
de l'autonomie alimentaire
La coopérative Cycle en Terre se bat pour produire en Belgique des semences biologiques reproductibles.
Avec en ligne de mire l’indépendance complète pour les producteurs locaux, et la création de légumes "made in Belgium".
Reportage
Augustin Lippens
Le geste est précis et maintes fois répété. À l’aide de son couteau, Olivier Laloux sectionne un piment préalablement saisi sur sa table de travail. Le légume, légèrement biscornu et d’un rouge écarlate, laisse apparaître une fois ouvert le trésor tant convoité : une kyrielle de petites graines, qu’il recueille soigneusement.
"Chaque groupe de légumes à sa propre méthode de récolte", explique ce responsable de culture. "Pour les légumes fruits tels que les aubergines, concombres ou piments, il faut ouvrir et extraire les graines manuellement. Ensuite, les semences seront nettoyées à l’eau, puis séchées, et enfin envoyées dans notre trieuse."
Nous sommes à Havelange, dans les bureaux de "Cycle en Terre". Créée en 2016, cette coopérative a pour but la production et la commercialisation de semences biologiques… belges ! "Il y a plusieurs années, je me suis rendu compte que l’ensemble des semences utilisées par les maraîchers belges provenait de multinationales ou de producteurs étrangers", confie Fanny Lebrun, la fondatrice de Cycle en Terre. "Ce manque d’autonomie alimentaire m’est apparu alarmant, j’ai donc décidé d’y remédier."
Aidée par Bruno Greindl et Damien Van Miegroet, elle s'est lancée dans l’aventure.
"Aujourd’hui, mon métier consiste à produire des légumes, des fleurs et autres plantes aromatiques, non pas pour les consommer, mais pour en récolter les semences."
Une production locale
Sur la centaine de variétés semencières que compte son catalogue, Cycle en Terre en produit près de la moitié directement sur son champ de Buzin, dans la commune voisine. Cette belle parcelle ensoleillée, d’environ un hectare, voit se succéder légumes et fleurs en tout genre.
Au menu ? Betteraves, choux palmiers, chicons... "En cette saison, le champ est moins fourni, explique Fanny Lebrun. Tout a déjà été récolté."
Des serres sont aménagées au bout du terrain. Elles accueillent des tomates de diverses couleurs et tailles : de la petite jaune à la grosse orange, il y en a pour tous les goûts.
La seconde moitié des semences est produite par des "multiplicateurs". Ces professionnels, passionnés de la terre, collaborent avec Cycle en Terre pour produire sur leurs propres champs certaines variétés qui apparaîtront au catalogue. "Cette externalisation du travail s’explique par notre manque de main-d’œuvre interne, et notre volonté d’inclure un maximum de professionnels dans le projet", commente notre interlocutrice.
Une fois les semences produites, elles sont ensuite commercialisées dans une centaine de points de vente partout en Belgique, à de petits producteurs locaux (particuliers, maraîchers…).
Ces derniers vont à leur tour faire pousser les légumes et en récolter les graines, pour à nouveau les semer et les cultiver, etc. Reconstituant ainsi, au départ des semences, une autonomie maraîchère belge digne de ce nom.
Des variétés adaptées…
Les semences réimplantées en Belgique par la coopérative font l’objet d’une sélection minutieuse, détaille Fanny Lebrun. "Notre objectif est de choisir et produire des variétés efficaces et bonnes pour nos clients. C’est-à-dire des variétés qui répondent à des critères adéquats de goût, de valeurs nutritives, de résistance aux maladies et d’adaptation à notre climat (pluviométrie, température…). Le but n’est donc pas de proposer des dizaines de variétés de carottes différentes ou des légumes exotiques, comme certains concurrents. Pour nous procurer ces graines, nous faisons appel à des collègues européens (Sativa, Bingenheim…) qui commercialisent toutes sortes de semences paysannes. Si initialement ce ne sont donc pas des variétés belges, elles le deviennent au fur et à mesure. En effet, à force d’être cultivées dans nos terroirs, ces graines en acquièrent les spécificités et y sont parfaitement adaptées", souligne-t-elle.
... Et des semences "libres"
Autre caractéristique des variétés proposées par Cycle en Terre : leur caractère "libre", et donc reproductible.
Au niveau européen, les végétaux sont encadrés par une forme de propriété intellectuelle, appelée certificats d’obtention végétale (COB). Tels des brevets, ces outils juridiques permettent à toute personne déposant une variété végétale de donner son consentement pour en autoriser la culture. Mais aussi de se voir rétrocéder des revenus dans pareil cas.
Or, à l’instar des brevets, les variétés estampillées d’un COB tombent dans le domaine public après 30 ans. Ce sont précisément ces variétés que Cycle en Terre a choisi de produire et commercialiser.
Enfin, les semences produites par la coopérative sont paysannes. Créées par la nature, elles permettent au maraîcher de faire pousser des légumes et de replanter l’année suivante les graines récoltées, offrant une véritable autonomie pour le cultivateur.
Ces semences naturelles s’opposent à celles hybrides (F1), des variétés croisées, dont le but est de donner des caractéristiques génétiques productivistes bien précises aux fruits et légumes (grande taille, gros rendement, taille identique des pieds…), et que les cultivateurs ne peuvent reproduire eux-mêmes.
"Les semences modifiées sont stériles, ou presque, explique Olivier Laloux. Ressemer à partir d’hybrides ne fonctionne pas la plupart du temps, ou bien très mal : la dégénérescence causée par l’hybridation empêche qu’elle se reproduise par elle-même, ou bien engendre une plante très faible."
L'uniformisation de nos assiettes
Cette non-reproductibilité des semences hybrides oblige les cultivateurs à en racheter chaque année auprès des quelques firmes professionnelles qui les mettent sur le marché. Créant une situation de dépendance vis-à-vis d’elles.
Autre problème : les semences hybrides sont beaucoup plus gourmandes en engrais, en eau et en produits divers que les graines naturelles. De même, elles ne sont pas adaptables en bio et n’attachent que peu d’importance aux valeurs nutritives et au goût. Pourtant, la quasi-totalité des producteurs et maraîchers y fait appel. La faute aux modes de production intensifs et mécanisés post-industriels.
Dans une telle organisation de l’agriculture, qui mobilise des coûts importants, les cultivateurs doivent s’assurer un rendement important, une production stable et des produits à écouler facilement (généralement de gros légumes ayant une belle forme et une belle couleur, mais pourtant moins riches en vitamines).
"La conséquence de tout cela est une perte de diversité terrible, s’inquiète Fanny Lebrun. Les variétés s’amenuisent, de même que les acteurs d’approvisionnement. Nos semences naturelles ont vocation à lutter contre cette double problématique. Si pour l’instant, nos clients sont des maraîchers travaillant sur de petites parcelles diversifiées, nous aimerions à l’avenir toucher plus de monde."
Une équipe soudée
De retour dans les bureaux de Havelange, l’ambiance est studieuse. Chacun y met du sien pour recueillir, trier ou encore empaqueter les graines. C’est le cas de Lillemor Schmidt qui, affairée sur l’encolleuse, prépare les différents sachets. "Nous ne serions pas là si le projet n’avait pas de sens pour nous", confie cette responsable des commandes.
À ses côtés, une bénévole réclame le silence. Elle compte religieusement les graines, pour les disposer dans les sachets. "Je suis passionnée de jardins et de potagers. J’aime bien donner un coup de pouce", raconte-t-elle.
"Cette cohésion fait du bien, note Fanny Lebrun. Dans notre métier, le besoin de main-d’œuvre est important et la rentabilité difficile à atteindre. Il faut donc être très vigilant. Pour l’instant, nous vivons en partie grâce à des subsides. Mais dans notre plan financier, ils vont finir par cesser d’exister. Il nous faut trouver d’autres sources de financement et continuer à grandir. Sinon, nous n’arriverons plus à payer tout le monde. Et même si nous misons sur nos 120 coopérateurs actuels et ceux à venir pour nous venir en aide, il n’est pas certain que ces derniers suffisent. Notamment pour construire le nouveau bâtiment dont nous avons besoin. Des emprunts sont à envisager. Il en va de la survie de Cycle en Terre et donc de la possibilité de penser et faire de l’agriculture différemment en Belgique", conclut la jeune entrepreneuse.
Vidéo et Photos : Gilles Toussaint