Livreur de repas à vélo
et auxiliaire social
À la Centrale de services et soins à domicile, le vélo a remplacé la camionnette pour certaines livraisons de repas.
Une direction qu'ont prise d'autres acteurs bruxellois de premier plan.
Urbike l'affirme : le vélo, c'est la solution pour la mobilité en ville.
Reportage
“Eh, n’oublie pas mon entrée, hein !” La voix vient d’en-haut. Thierry lève les yeux au ciel. Son regard amusé se pose sur le visage de Monsieur Daeseleer. D’humeur taquine, le vieil homme poursuit : “C’est la version écologique. Et ça travaille les mollets!”, gueule-t-il depuis la fenêtre du quatrième.
Ainsi débute la tournée de livraison de repas à vélo, ce samedi matin. Sur la feuille de route de Thierry, la commande de M. Daeseleer est indiquée. “Plat numéro 1 : cuisse de poulet curry coco, riz et poêlée de légumes”, dit-il à haute voix en saisissant la boîte isothermique dans sa remorque. Puis il s’engouffre dans l’étroit ascenseur de cet immeuble saint-gillois, casque toujours vissé sur la tête.
Monsieur Daeseleer veille d’un œil par la porte entrouverte. Après l’avoir salué, le livreur entre dans l’appartement et se dirige automatiquement vers la cuisine, dépose la boîte sur le plan de travail et reprend celle de la veille. Le résident reçoit tous les jours son repas de midi. Les deux hommes se connaissent et échangent quelques mots.
L’hôte, manifestement en forme, congédie Thierry sans trop tarder. “Allez, à demain ! Ce sera encore moi !”, lance le livreur, téléphone en main histoire de valider la course avant de remonter en selle.
Cela fait presque deux mois que Thierry a embarqué dans ce projet. Il assure désormais une tournée quotidienne de livraison de repas aux bénéficiaires de la CSD (Centrale de services et soins à domicile), une asbl de services et de soins aux personnes en manque ou en perte d’autonomie.
Aux soins infirmiers, kinés, sages-femmes, aides familiale et ménagère, la CSD a ajouté la livraison de repas, dans le but conjoint de favoriser le maintien de la personne à son domicile le plus longtemps possible. “On fait de l’accompagnement à la vie quotidienne”, résume Céline Mercier, chargée de communication de l'association.
De la camionnette au vélo-cargo électrique
Ce sont donc 600 à 700 repas qui, chaque jour de semaine, sont distribués aux bénéficiaires (on en compte jusqu’à 500 le week-end). Il y a vingt-cinq tournées par jour, donc autant de voitures qui sillonnent les dix-neuf communes de Bruxelles pendant trois heures. “Cela fait 35 ans que la CSD fonctionne de la même manière”, soulève Stéphanie Friebel, coordinatrice du projet vélo.
Sous l’impulsion de l’ancien directeur des opérations, l’idée de moderniser le modèle des livraisons a vu le jour. Depuis 2018, l’Asbl est entrée dans un projet pilote de refonte de sa logistique : désormais, un vélo-cargo électrique remplace une camionnette pour l’une des vingt-cinq tournées quotidiennes. « Ceci vient répondre à un double constat : la volonté de s’inscrire dans une mobilité durable et respectueuse de l’environnement ; la difficulté croissante de circuler en ville, d’accéder aux bénéficiaires du centre et de s’y garer », énumère Stéphanie Friebel.
Pour élaborer son projet, la CSD s’est accompagnée de Urbike, un "accélérateur de changement en livraison urbaine", dans le cadre de son projet bisannuel "BCklet" (lire ci-dessous). Une remorque a été développée spécifiquement pour les besoins de la CSD.
Affichant les dimensions d’une palette, le container est séparé en plusieurs tiroirs et permet de stocker de grandes boîtes noires isothermiques dans lesquelles sont glissés les récipients de repas individuels. "Le concept évolue en fonction des besoins constatés sur le terrain, c’est expérimental", souligne Renaud Sarrazin, cofondateur de Urbike.
Quant aux coursiers, ils ont été détachés par l’entreprise d’économie sociale bruxelloise Molenbike, qui partage par la même occasion son expertise de la livraison à vélo.
Avec "Bcklet", Urbike veut changer la mobilité du dernier kilomètre
"Donnez-nous vos zones insupportables !" Voici le message qu’a fait passer Renaud Sarrazin, cofondateur de Urbike, à la CSD. Pour l’asbl, c’est clairement le centre-ville. La difficulté d’accéder aux bénéficiaires qui y résident s’est accrue avec la construction du piétonnier.
C’est aussi le cas pour trois autres acteurs bruxellois de premier plan : Delhaize, Multipharma et Bpost ont intégré le projet "Bcklet", lancé en mars 2018 par la jeune coopérative bruxelloise, et financé par Innoviris.
"L’objectif est de les accompagner dans la transformation de leur logistique", explique Renaud Sarrazin. Plus spécifiquement, c’est "la logistique du dernier kilomètre" qui est visée, à savoir celle qui "permet d’aller chez le destinataire final"..
Un contexte favorable à l’émergence du vélo
"Bruxelles est une des villes les plus congestionnées d’Europe. Les conséquences sur la qualité de l’air, l’environnement, le stationnement et la mobilité sont énormes", relève Renaud Sarrazin. Dans ce contexte, il estime que le vélo "a une vraie carte à jouer".
25% - "Une étude européenne a montré qu’une livraison sur quatre, voire sur trois, à Bruxelles pourrait être réalisée à vélo."
Le cofondateur d'Urbike souligne par ailleurs le développement récent de la capitale, poussé notamment par le Plan régional de développement durable, "en termes de mobilité, d’accès,… il y a de plus en plus de zones piétonnes et de zones apaisées dans lesquelles le trafic est contraint voire interdit".
Le vélo constitue donc une solution pour le dernier kilomètre et a le potentiel pour "remplacer avec plus d’efficacité la camionnette ou le camion léger".
Urbike s’est entouré d’autres experts en mobilité douce : les coursiers à vélo de Molenbike (coopérative à finalité sociale), mais aussi de Dioxyde de gambette et de Hush rush assurent les livraisons. Leurs concepteurs prennent aussi part au processus de réflexion et mettent leur application (Coopcyle) à disposition du projet; les containers ont été développés sur base d’un modèle mis au point par le français Fleximodal; la VUB se charge d’une analyse d’impact en matière de mobilité et d'environnement ; l’Université Saint-Louis étudie les aspects légaux inhérents au travail des coursiers, l'objectif étant de définir un statut protecteur qui garantisse des conditions de travail décentes.
Quatre secteurs pour insuffler un nouveau modèle
C’est ainsi que ces quatre acteurs de secteurs différents ont testé ce nouveau modèle de distribution. "Il a fallu s’adapter aux réalités, contraintes et objectifs de chacun", souligne Renaud Sarrazin. Une manière d’anticiper, déjà, une multitude de réalités puisque, en fin de compte, l’objectif est de "prouver que c’est possible et durable sur le plan économique, écologique et social" et d’ainsi "déployer le modèle à d’autres acteurs qui ont la possibilité de changer favorablement, durablement et à grande échelle la mobilité à Bruxelles".
Livreur et auxilaire social à la fois
À la CSD, les livraisons sont assurées depuis des années par des binômes d’aides-soignants. "Ce sont des professionnels de l’aide à domicile. Leur boulot est aussi de faire remonter ce qu’ils observent vers les assistants sociaux", précise Céline Mercier. Le défi a donc été de prendre cette dimension en considération.
"Il fallait que nous puissions continuer à faire notre boulot, à savoir garantir cette veille sociale fondamentale."
"L’efficacité n’était donc pas la priorité absolue", poursuit Renaud Sarrazin. Il a néanmoins fallu trouver un juste équilibre entre le souci de livrer les repas à temps pour chaque bénéficiaire tout en répondant à l’absolue nécessité du temps pour créer des liens de confiance.
Les coursiers de Molenbike ont donc suivi une formation de terrain, leur permettant de cerner les contraintes spécifiques à la livraison auprès de personnes en perte d’autonomie : respecter leurs habitudes, prendre en compte leurs limites physiques et les éventuels soucis psychiques... Ils ont bien intégré la composante sociale", se réjouit Stéphanie Friebel.
"On a aussi remarqué que le vélo est une manière de tisser du lien."
La bécane, peu banale, intrigue en même temps qu’elle soulève l’enthousiasme. On le voit arriver de loin, Thierry, avec le container d’un mètre cube et demi qu’il tire derrière lui et sa veste rouge vif.
"Ça va, pas trop fatigué ?", lui demande d’ailleurs l’aide-soignant de Marie-Louise lorsqu’il arrive chez elle. Celle-ci est ravie de voir arriver Thierry, qui n’a, cette fois, pas eu besoin de la clé pour entrer. Elle lui décroche un sourire avant de lui taper la bise. "Merci ! A demain !", murmure-t-elle.
"On s’assure que le repas est remis en mains propres au bénéficiaire, on prend le temps de discuter. Les choses s’installent, les liens se créent dans la durée, commente Thierry. Je me rends compte de tous ceux que la société met de côté. Ça me touche. J’aimerais en faire plus, consacrer davantage de temps à ceux pour qui, parfois, je suis l’unique interlocuteur de la journée", poursuit-il.
Coursier pour Molenbike, il estime pourtant exercer, dans ce cas-ci, un nouveau métier.
"Ce n’est pas la contrainte de temps qui prime mais la contrainte sociale et l’humain. Il faut faire preuve de patience."
"Livreur social de repas à vélo, c’est effectivement tout nouveau", appuie Céline Mercier. Et l’apprentissage n’est pas toujours évident. "On voit néanmoins une grande progression au fil des semaines", note Renaud Sarrazin.
Un modèle à pérenniser
Comment pérenniser ce modèle ? C’est la question que se poseront les acteurs du projet dans quelques semaines, à la lumière d’analyses qualitatives et quantitatives.
"Il n’y avait pas d’obligation de résultat", tempère Renaud Sarrazin. Toutefois, les acteurs du projet sont optimistes. "Au bout de la phase de test, nous avons plusieurs certitudes : le vélo permet une diminution de l’empreinte écologique. Il permet de livrer une vingtaine de repas dans le centre-ville dans les temps de livraison. Il offre une marge de manœuvre pour la composante sociale et enfin, il permet d’accéder au centre-ville sans souci, ce qui constitue un gain de temps aussi."
L’objectif n’est pas de remplacer toutes les tournées par le vélo, mais bien celles qui s’y prêtent. "Il faudra ‘penser vélo’ pour envisager une refonte plus générale du modèle de livraison", explique Stéphanie Friebel. "Mais ce projet a déjà permis de porter un regard global sur toute l’organisation – des cuisines aux livraisons -, et c'est positif", ponctue-t-elle.
Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Jean-Christophe Guillaume