Un café à l’image de la société

©Alexis Haulot

©Alexis Haulot

Altérez-vous, le premier café citoyen en Belgique francophone fête ses dix années d’existence.
On s'y abreuve d'écologie, de convivialité et de lien social.
Un modèle qui a fait des petits, en Wallonie comme à Bruxelles.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Les morceaux de gâteau au chocolat sont disposés sur les quelques tables regroupées pour n’en former qu’une seule. Salvatore sert le thé à qui veut alors qu’Adbullah a, lui, déjà vidé sa tasse de café fumant. “Tous les mardis, je vais à la rencontre du monde”, se réjouit Claire. C’est elle qui anime la table de conversation en français organisée par le café citoyen néolouvaniste “Altérez-vous”. Les participants d’une semaine ne sont pas nécessairement ceux de la suivante. Alors, un tour de présentation s’impose. Une première gageure pour Motasem, originaire de Palestine et présent depuis quelques semaines en Belgique. Cadi, venue de Guinée Conakry, n’en mène pas large non plus. L’un et l’autre s’accrochent, essaient. Le premier, les yeux parfois rêveurs sous une épaisse chevelure teinte en blond, note chaque nouveau mot et pianote sur son téléphone pour s’assurer d’en comprendre la signification. Entre le gel et la neige, difficile d'expliquer la différence, lorsque le vocabulaire manque.

Maria déboule comme une boule d’énergie. Elle est habituée à l’exercice. Souriante et spontanée, elle termine la tour de parole.

“Je n’ai jamais été à l’école alors, apprendre le français, et surtout l’écrire, c’est difficile.”
Maria, mère de famille d’origine marocaine.

Après quatre ans de voyage depuis le Soudan, Abdullah a entamé un programme d’accès à l’université. Depuis six mois, il apprend le français… et le parle plutôt bien. Les tables de conversation sont une opportunité supplémentaire de pratiquer la langue tout en rencontrant des gens et en tissant des liens.

Entre les éclats de rire, Maria, Motasem, Cadi, Abdullah et Salvatore s’échinent à décrire ce qu’ils observent sur des cartes postales. Claire, corrige, explique, précise. Jim l’assiste. Ce Belge de naissance ne vient pas ici pour apprendre une langue qu’il maîtrise à la perfection. Mais il “trouve le concept sympa”, glisse le jeune homme qui se donne du temps pour réfléchir à une reconversion professionnelle. Ceci nourrira probablement sa réflexion.

Les clients du café ne prêtent pas grande attention à la joyeuse bande. La vie y suit paisiblement son cours. Car dans ce lieu, discuter avec son voisin – soit-il inconnu… ou surtout s’il l’est- est monnaie courante.

L'utopie d’étudiants a fait des petits

Le café citoyen “Altérez-vous” vient de fêter ses dix années d’existence. Les quatre étudiants d’alors auraient-ils cru à une telle longévité et popularité ? Sorina Ciucu Pislaru était l’un d’eux. “Nous étions bénévoles pour Oxfam et par ailleurs impliqués dans les kots à projets”, explique la cofondatrice et administratrice déléguée du café. Dans ce cadre-là, ils organisaient des conférences-débats sur le développement durable, l’écologie et ce qu’on appellera plus tard la transition.

“Il n’y avait aucun lieu où nous pouvions consommer de manière éthique et être tout à fait en phase avec les valeurs que nous défendions.
Sorina Ciucu Pislaru, cofondatrice du café citoyen Altérez-vous.

Constatant ce manque dans le paysage de la restauration, ils se sont attelés à fonder un lieu “où l’on pouvait consommer sans réfléchir puisque les produits seraient locaux et autant que possible bio”. Altérez-vous est arrivé en 2009 dans le paysage néolouvaniste comme un petit ovni. Mais, en une décennie, s’y est fait une place de choix.

“Louvain-la-Neuve est un vivier : les étudiants d’aujourd’hui sont les consommateurs de demain.”
Sorina Ciucu, cofondatrice et administratrice déléguée du café.

La jeune ville était dès lors un lieu idéal pour lancer le premier café citoyen en Belgique francophone. Celui-ci s’est construit sur une conviction écologique à laquelle s’est greffé un volet social, aujourd’hui indissociables l’un de l’autre.

Autre particularité qui, à l’époque, détonnait dans le paysage : Altérez-vous s’est organisé en coopérative. “L’association à plusieurs – au départ, 10 coopérateurs –, la mutualisation des risques et le garde-fou que constituaient les coopérateurs pour atteindre les objectifs sociaux fixés nous semblaient plus adéquats”, justifie Sorina Ciucu. Aujourd’hui, 170 coopérateurs ont investi dans ce café citoyen dont les projets ne manquent pas. “Nous avons lancé une nouvelle levée de fonds de 75 000 euros afin d’agrandir le lieu. Nous nous donnons jusqu’au mois de mai pour récolter le capital”, ajoute-t-elle. Chaque coopérateur soutient ainsi “la création d’emploi et les producteurs locaux”. Une manière aussi de "créer une communauté autour du projet".

Précurseur, L’Altérez-vous a donné des idées à d’autres. L’eau Chaude dans les Marolles ou le relais du Triporteur à Boitsfort notamment, ont vu le jour. Mais il n’est nullement question de concurrence, à en croire Sorina Ciucu. “Nous avons créé un réseau de cafés citoyens qui nous permet de mettre nos forces en commun”, explique-t-elle.

La convivialité, pierre angulaire du concept, est instaurée au travers de ces tables de conversations mais aussi de concerts, scènes ouvertes, spectacles, soirées jeux de société,…

Ce café ne saurait être complètement citoyen s’il ne faisait la part belle à la sensibilisation. Des brunchs-documentaires suivis de débats sur des sujets de société aussi variés que la migration, l’agroécologie ou l’impôt des sociétés, modéré et animés par des experts scientifiques et de terrains permettent “d’échanger et d’apprendre”, commente Sorina Ciucu, cofondatrice du café. Les ateliers “Do it yourself” sont une autre manière “de se réapproprier des outils, de s’enrichir de nouvelles compétences, en insistant sur la notion de plaisir”. Le faire en groupe, c’est manifestement encore mieux. “Chacun s’octroie ce moment. La richesse du groupe est porteuse”.

Consommer est un acte politique

Ici, on y boit et on y mange. À ceci près que ce café citoyen s’est construit sur des arguments écologiques et de consommation responsable. Cette dimension est plus que jamais présente : les produits (alimentations et boissons) sont locaux et de saison, bio quand c’est possible. L’eau y est gratuite et démontre la volonté de “ne pas tout marchandiser”. Le café boycott les grandes multinationales, le plastique et les produits issus des colonies israéliennes. “Les choix que nous posons en termes d’achat sont politiques”, appuie Sorina Cuicu.

“Quel type de société veut-on ? C’est la question qui dicte nos décisions.”
Sorina Cuicu

L’argument de la consommation locale et de saison n’est pourtant plus “hors-norme ”. “Il est devenu tellement naturel que ce n’est plus un argument", se réjouit Sorina Ciucu. Le café citoyen continue donc sa marche en avant et s’inscrit autant qu’il le peut dans une démarche zéro déchet en favorisant le vrac, il accepte le Talent”, la monnaie néo-louvaniste, travaille uniquement en circuits courts et favorise ainsi l’emploi local. Aujourd’hui, il y a 13 équivalents temps plein (soit 20 membres du personnel), “rémunérés de manière juste”. Les crédits sont faits auprès de banques éthiques : Crédal et Triodos. “Tous ces choix sont cohérents, ils ont du sens”, insiste Sorina Ciucu.

Au-delà des convaincus

Le nombre élevé de clients présents ce jour-là cache la frilosité de certains à y entrer. “Beaucoup de gens sont intrigués mais ne poussent pas la porte”, admet Sorina Ciucu. Pour rendre le lieu accessible et toucher un public plus large, au-delà des convaincus, les responsables du café ont mis en place des goûtés solidaires”. À l’instar des cafés suspendus”, ils sont offerts à des personnes défavorisées.

« Nous voulions nous adresser à ces non-avertis et montrer que la transition n’est pas uniquement une affaire de bobos favorisés. »
Sorina Ciucu

La collaboration avec des acteurs locaux actifs auprès de ces publics, puis avec les centres de réfugiés de la région, aura permis d’atteindre cet objectif d’ouverture. Ce sont actuellement 700 goûtés par an qui sont offerts. “Le public est diversifié et le mélange se fait naturellement. Ils partagent la même motivation : celle de la rencontre.

Le vent du mouvement climat

Les membres d’Altérez-vous voient d’un œil positif ces jeunes qui battent le pavé pour revendiquer la mise en place d’un système respectueux de l’environnement. “C’est le message que nous portons depuis nos débuts. Nous avions senti que ces préoccupations faisaient sens. Que cela percole largement dans l’opinion publique, c’est bénéfique pour tous”, réagit Sorina Ciucu. Ce vent apporté par le mouvement climat” a encouragé l’émergence de cafés citoyens. “Nous perdons de notre unicité, mais cela favorise l’ouverture d’esprit du plus grand nombre, et l’avènement d’une zone florissante pour tous, ponctue-t-elle.

Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Alexis Haulot