Restos cherchent spécialistes
en cuisine durable

©Alexis Haulot

©Alexis Haulot

Les métiers évoluent avec la société, les besoins et les aspirations de la population.
La durabilité devient une dimension inévitable dans de nombreux domaines, notamment dans celui de l'alimentation.
Les organismes de formation accompagnent ces évolutions, qui offrent de belles perspectives d'emploi.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Shanti a le sourire lorsqu’elle prend place autour de la large table dressée dans la cuisine du sous-sol du CPAS de Molenbeek. Les autres ne l’ont pas attendue pour déguster ce qu’ils ont préparé, toute la matinée. Shanti en connaît parfaitement le goût et les saveurs. Quoique. Aujourd’hui, sous la supervision de cette stagiaire en cuisine durable, l’ensemble du groupe a réalisé un plat traditionnel indien, son pays d’origine. Au menu, un dahl (une soupe de lentille corail), un korma végétarien aux légumes et des chapatis (galette plate). Sauf que la recette n’est pas exactement fidèle à l’originale.

« Il y avait une contrainte : celle de ne travailler qu’avec des produits locaux et de saison. »
Shanti, stagiaire.

Navet, chou, fenouil et carotte ont remplacé les aubergines, haricots et petits pois. « On amène une cuisine respectueuse de l’environnement et éthique », résume l’apprentie.

Puisque « un savoir n’a de valeur que s’il est partagé », motive Damien Poncelet, chaque stagiaire supervisera la préparation d’un plat de son pays d’origine. « Chacun des dix stagiaires amène quelque chose de sa culture, apporte sa madeleine et la retravaille », explique le formateur en cuisine durable pour Molenbeek Formation.

L'impulsion des missions locales

C’est la troisième année consécutive que Damien Poncelet donne ces ateliers dans le cadre de la formation qualifiante en cuisine durable orientée végétale et diététique. Faisant le constat d’un besoin du secteur de la restauration pour ce type de techniciens, et l’absence de formation pour un public infraqualifié et en recherche d’emploi, la mission locale d’Ixelles s’est jetée dans la brèche en créant ce module de toutes pièces. Comme le veut le système, au bout de deux années concluantes de test et l'aval de Bruxelles formation sur le plan pédagogique, il lui fallait trouver un repreneur. Molenbeek formation s’est porté volontaire. « La cuisine attire le public des ISP (dispositifs d’insertion socioprofessionnelle, NdlR), infrascolarisé puisque n’ayant pas obtenu le CESS, car c’est un métier tangible », étaie Natacha Blacks, coordinatrice projet à Molenbeek formation. La dimension durable est largement valorisée dans la cuisine enseignée.

« Quand j’ai découvert l’existence de cette formation, je me suis dit 'Wah ! Mais c’est ça que je dois faire !’ »
Shanti, stagiaire en cuisine durable.

Sensible au développement durable pour des raisons sanitaires et par conviction environnementale, cette vegan de longue date y a donc vu un argument de poids pour entamer le cycle de quatre mois de formation. « Elle se compose de 440 heures, dont 3/4 de cours pratiques et 1/4 de renforcement et d'ateliers théoriques », détaille Natacha Blacks. À cela s’ajoute un stage de quatre semaines que doit dénicher le stagiaire, encadré au besoin par l’organisme de formation. « Les cours ne font pas l’économie de la cuisine traditionnelle, souligne-t-elle. Les stagiaires ont donc un bagage technique de cuisinier et maîtrisent les méthodes, techniques, chemins de pensée propres à la cuisine durable. »

Après une formation en produits bio à la mission locale d’Ixelles, Samira a décidé d’ajouter une corde ô combien complémentaire, à son arc. « On revient à ce qu’on a perdu : cuisiner des produits frais et disponibles de manière simple, explique-t-elle. J’ai corrigé certaines pratiques en prenant en compte la revalorisation de certains produits et des déchets, par exemple. Savez-vous que l’on peut utiliser tout un chou-fleur, sans ne rien gaspiller, en en faisant une julienne de légumes ? Pareil pour les restes de poireaux. On ne jette rien ! » Elle y a de plus appris à cuisiner des légumes dont elle n’avait pas connaissance. « L’atout diététique est super-intéressant », ajoute-t-elle.

« La moitié des stagiaires ont motivé leur implication par la prise en compte du durable dans la cuisine », souligne Natacha Blacks. L’autre moitié en a découvert les concepts au fil des apprentissages. Talla, ex-couturier au Sénégal puis en France, est l’un d’eux. « On le voit s’émerveiller devant des techniques dont il ignorait tout auparavant », poursuit la coordinatrice projet à Molenbeek Formation. Bientôt, ils auront tous acquis les compétences de commis de cuisine spécialisés dans la filière durable.

Accompagner l’évolution des métiers

Natacha Blacks voit dans cette formation « un projet porteur par les valeurs et la vision de la société qu’il propose ». Il « accompagne un questionnement transversal dans la société, dont l’importance est évidente », et rejoint les aspirations partagées par un très grand nombre de citoyens. Une analyse confirmée par le directeur de l’EFP.

« On observe une évolution des métiers qui est en lien avec les évolutions sociétales exprimées dans l’opinion publique. »
Vincent Giroul, directeur de l'EFP.

Cette évolution, il convient de l’accompagner, de la suivre, et dès lors d’adapter les formations pour coller au plus près des réalités et des besoins de terrain. « Tous les métiers que nous enseignons sont touchés par l’enjeu du développement durable : mobilité, construction, bien-être, alimentation... », souligne-t-il.

« La durabilité est transversale à nos formations : il n’y a pas de formation spécifique sur le développement durable. Par contre, nous durabilisons les métiers, nous colorons les formations pour sensibiliser les étudiants à intégrer la dimension durable dans leur future pratique professionnelle. On saupoudre les activités de cette dimension. »
Vincent Giroul, directeur de l'EFP.

Les grands principes d’un développement durable (sur le plan écologique, économique et social) y sont distillés : La circularité et le réemploi dans la construction, la menuiserie, l’entretien des jardins, la réparation des vélos (qui soutien aussi la mobilité douce); le zéro déchet dans le bien-être ; le bio et les circuits courts dans le secteur de l’alimentation -boucherie, boulangerie, microbrasserie ; la maîtrise de la copropriété pour l’agent immobilier; l’écotourisme pour les concepteurs de produits touristiques…
De nouvelles formations comme celle d’apiculteur ou de micro-brasserie sont apparues; d’autres, comme l’herboristerie, ont connu un regain de popularité. Et pour poursuivre dans cette lignée, l’EFP proposera bientôt un cursus en agriculture urbaine.

À Bruxelles comme ailleurs, les initiatives ne sont pas en reste. À titre d’exemple, la mission locale de Saint-Gilles organise une formation de maraîchage bio. Une formation que dispense aussi le centre IFAPME (Institut wallon de Formation en Alternance et des indépendants et Petites et Moyennes Entreprises) du Luxembourg. Celui-ci travaille par ailleurs sur la réduction des déchets avec ses apprenants en restauration. « Cette complémentarité dans les formations disponibles est essentielle pour facilier ensuite l'exercice des métiers de l’alimentation », appuie Natacha Blacks.

Un tremplin vers l’emploi

« L’objectif, c’est qu’ils aient tous trouvé un emploi dans les six mois suivant la fin de la formation », assène Damien Poncelet. Un objectif ambitieux qui n’inquiète pourtant pas outre mesure le formateur en cuisine durable de Molenbeek Formation. « Le taux de remise à l’emploi de cette formation qualifiante est excellent », soutient-il, après trois ans d’expérience.

Il suffit d’analyser l’état du marché pour le comprendre. « Parmi les restaurants qui voient le jour, nombreux sont ceux qui s’inscrivent dans une dynamique durable – bio, local, zéro déchet, sans gluten ni lactose, vegan... On observe depuis 4-5 ans un changement sociétal important ». La demande pour un personnel de cuisine qualifié se fait donc de plus en plus sentir. Or, « les écoles culinaires n’enseignent pas l’alimentation durable », poursuit ce traiteur en restauration. « Ce sont des compétences importantes et valorisées sur le marché de l’emploi », appuie Natacha Blacks.

3 000 - Selon une étude menée en 2012 (revue en 2014), il est possible de doubler le nombre d’emplois dans l’alimentation durable à Bruxelles, soit plus 3000 personnes, dans les 10 à 15 prochaines années.

Dans une étude menée en 2012 (revue en 2014), les chercheurs de l’Université Saint-Louis et de Actiris estimaient qu’il est « possible de doubler le nombre d’emplois dans l’alimentation durable à Bruxelles, soit plus 3000 personnes, dans les 10 à 15 prochaines années », cela nécessitait cependant « une politique volontariste, notamment dans le domaine de l’agriculture urbaine ».

Répondre aux besoins du terrain… et aux aspirations citoyennes

« Il y a un potentiel d’emploi dans la filière durable car il existe un marché. Il y est question de faire revivre l’artisanat. Au niveau économique, le boulanger ou le boucher a intérêt à se positionner sur ce marché », explique Vincent Giroul. Les organismes de formation estiment donc « devoir répondre aux besoins qui remontent du terrain», résume le directeur de l’EFP.

« La boucherie traditionnelle existera toujours parce nous sommes des artisans, tempère Pascal Dehant, boucher dans le Brabant wallon. Par contre, on constate qu’il y a une demande croissante pour du bio. En me tournant progressivement vers le bio, j’ai rajeuni ma clientèle - surtout des jeunes parents - et ai donné un nouveau souffle à mon commerce. » Le défi a été de conserver des prix proches ou égaux à ceux qu’il pratiquait précédement. «Pour cela, on supprime les intermédiaires. Le réseaux et la connaissance du maillage local sont primordiaux. »

Il convient par ailleurs de répondre aux aspirations de la jeune génération ou des professionnels en reconversion qui expriment de manière de plus en plus prégnante leur quête de sens dans leur pratique professionnelle. La dimension durable de ces activités fait partie de la réponse.

Les organismes de formation estiment aussi avoir la responsabilité d’insuffler de nouvelles pratiques professionnelles. « En stage, nos étudiants peuvent sensibiliser l’employeur à ces pratiques durables », espère Vincent Giroul. « Même s’ils travaillent dans des restos traditionnels, ils ont l’occasion de mettre du vert un peu partout », renchérit Natacha Blacks.

« Les étudiants en boucherie me questionnent sur le bio », raconte Pascal Dehant. Devant cet intérêt, ce boucher artisan reconverti en bio lancera une formation d’accompagnement à la reconversion vers le bio de bouchers traditionnels. «On y enseignera les techniques propres au bio et les outils organisationnels. Ce sera l’occasion aussi de faire connaître les réseaux et le maillage existant dans le secteur », insiste-t-il. C’est en effet une difficulté de taille pour ceux qui osent le saut. Parfois un frein trop important.

Enfin, « il y a encore un grand travail de sensibilisation à mener auprès des futurs professionnels qui certes, sont convaincus d’un point de vue philosophique, mais qui doivent encore l’être au niveau économique. Ils se demandent si l'activité sera rentable », souligne Vincent Giroul.

« Le modèle d’une économie circulaire doit encore muter pour rassurer les entrepreneurs sur son potentiel. »
Vincent Giroul.

Alors, pour l’EFP comme pour les missions locales et les ISP, il est essentiel de « s’inscrire dans des réseaux qui vont dans cette direction-là : on se nourrit les uns les autres ; on se convainc que c’est possible ; on se met ensemble pour que cela le devienne », conclut Vincent Giroul.

Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Alexis Haulot

Des pots bio pour favoriser l'emploi des personnes sans abri

Luxène, Rahma et Irineth font partie des premières personnes à avoir adhéré au projet "Les pots de l’îlot", lancé au début de l’été dernier par l’asbl L’Îlot, qui apporte son soutien aux personnes sans abri et en situation de grande précarité à Bruxelles.

« A côté du pôle logement développé pour aider des personnes à retrouver un toit, et pour péréniser celui-ci, nous avons développé un volet emploi. »
Véronique Heene, responsable des Pots de l'Îlot

Ce projet d’économie sociale consiste à remettre à l’emploi des personnes qui en ont été longtemps – voire toujours – éloignées. « Certaines n’ont même jamais cuisiné », ajoute Véronique Heene. « Mais les métiers de l’horeca offrent l’avantage de pouvoir acquérir assez rapidement des niveaux de compétences valorisables sur le marché de l’emploi. »

L’Îlot a donc développé un programme de formation sur mesure pour chacun des cinq stagiaires actuels. Une partie se fait auprès d’organismes de formation externes, l’autre en interne dans le cadre des "Pots de l’Îlot", ces petits bocaux de produits végétariens bio proposés sur commande aux particuliers ou aux entreprises sous forme de colis pique-nique. « On apprend en faisant. Là, ils gagnent de l’expérience, ils sont dans une cusine professionnelle et doivent répondre aux exigences qui y sont liées, ils doivent maîtriser les outils,...»

De plus, cette cuisine se trouve « hors du social » et favorise « l’autonomisation et l’estime de soi de ces personnes chamboulées par la vie ». L’objectif, au terme d’un ou deux ans de formation, est qu’ils trouvent une place sur le marché de l’emploi.