Comment le “Grand bois”
est devenu commun...
A Hennuyères, des citoyens mettent sur pied une coopérative pour racheter une parcelle forestière privée afin de préserver ces milieux sauvages et d'en faire un espace accessible à tous.
Une initiative qui a rencontré un succès inattendu.
Reportage
Formant un moelleux tapis, les feuilles mortes crissent sous la semelle. Le sentier serpente en escalier au milieu des arbres, longeant une petite mare dans laquelle s’ébrouent une poignée de canards. Les arbres dessinent une trame dense, parsemée çà et là de troncs morts. “Ces arbres sont apparus naturellement, il n’y a jamais d’éclaircies ni d’entretien, du coup la végétation se referme petit à petit, explique notre guide. Dans cette partie du bois, ce sont essentiellement des châtaigniers. De l’autre côté, il y a aussi un sentier, mais il est impossible de passer car les ronciers l’ont complètement colonisé.”
En contrebas, le chemin débouche sur un étang bien plus étendu d’où émerge… un ancien poteau électrique. A cet endroit, une longue diagonale semble se dessiner à travers la forêt. “C’est l’ancienne voie ferrée qui connectait l’argilière (une carrière d’où l'on extrayait de l’argile, NdlR) aux tuileries où on l’utilisait pour produire des tuiles et des briques.” Dans l’eau qui remplit aujourd’hui cette profonde excavation se dissimulent également des pans de mur d’un ancien bâtiment.
"Le site était une argilière exploitée pendant une soixantaine d'années par les Tuileries d'Hennuyères. Il a été vendu quand elles ont fait faillite fin des années 70. A l'époque, il n'y avait pas un arbre. La forêt s'est développée spontanément."
Nous sommes à Hennuyères, dans la commune de Braine-le-Comte. Baptisée le “Grand bois”, cette parcelle de 80 ha se trouve dans le prolongement du Bois de la Houssière qui, autrefois, était lui-même dans la continuité de la Forêt de Soignes. Environ 90 % de la superficie de ce bloc d’1,7 km “se situent en zone Natura 2000 et il est également repris comme site de grand intérêt biologique”, poursuit David Nerinckx, expliquant qu’un inventaire des champignons a récemment été effectué et que d’autres doivent suivre au printemps pour les oiseaux et les mousses. Ce bois constitue une véritable île aux trésors naturels dans un environnement de plus en plus urbanisé.
Faire d’un bois privé un bois commun
Enthousiaste et visiblement amoureux de l’endroit, David Nerinckx n’a pourtant rien d’un naturaliste. “Je suis expert de rien”, sourit-il. Mais habitant à proximité du “Grand bois”, il devrait bientôt en devenir l’un des nombreux copropriétaires, dans le cadre d’une aventure collective inédite.
“En juin 2018, on a appris qu'il était à vendre. Et autour d’un apéro, avec un groupe de cinq amis, on s’est dit qu’on devrait essayer de l’acheter, raconte-t-il. On est dans une région qui subit une grosse pression immobilière et de l’étalement urbain, comme partout en Wallonie. On construit partout, même sur les terres agricoles. Ici, ce n’était pas le cas car le statut Natura 2000 du “Grand bois” le met à l’abri de ce genre de projet, mais aussi de celui d’en faire une décharge pour déchets inertes comme cela avait été envisagé dans le passé. En fait, l’élément déclencheur, c’est une sablière qui se trouve ailleurs dans le village. Elle appartient aux pouvoirs publics qui la mettent en location tous les neuf ans. Et là, le dernier locataire en a interdit tous les accès au public . On s’est dit qu’il y avait moyen de faire l’inverse avec le bois en rendant accessible au plus grand nombre un site qui était privé à l’origine.”
À Lasne, les pionniers
du Ru Milhoux
“C’était du crowdfunding avant l’heure !” En 1992, une poignée d’habitants de Lasne, appartenant à une petite ASBL locale, ont réussi à faire racheter une zone humide de 3, 6 hectares par des milliers de personnes, habitant Lasne, d’autres communes en Belgique et même d’autres pays. Le terrain, situé à Couture-Saint-Germain, est depuis une réserve naturelle.
“C’était innovant pour l’époque de solliciter la participation de tout un chacun pour acheter une part symbolique, juge Willy Calleeuw, le président de l’association, Lasne Nature. Mais l’argent, lui, n’était pas symbolique ! Un tel appel au public pour une zone naturelle, je ne pense pas que cela avait déjà été fait, à ma connaissance. En tout cas, ce n’était pas très connu à ce moment-là, même si depuis lors, des associations comme Natagora, ont presque cela comme cheval de bataille, de solliciter le public pour racheter des réserves naturelles.”
L’initiative est partie de Didier Geluck – à présent décédé – le père du dessinateur Philippe Geluck, qui habitait non loin du terrain. Il a appris que celui-ci allait être mis en vente par les propriétaires, la famille Limauge, et risquait d’être remblayé avant d’accueillir éventuellement un projet immobilier. Didier Geluck a d’abord écrit un article dans le petit journal de l’ASBL pour inciter les gens à placer leur argent dans l’achat de cette réserve. Mais c’est toute une campagne de presse qui a suivi pour relayer l’initiative. “On en a même parlé auJardin extraordinaire, continue Willy Calleeuw. La présentatrice Arlette Vincent habitait la commune et a peut-être été sensible à cette initiative.”
Concrètement, la “souscription publique”, comme cela avait été appelé à l’époque, proposait à qui le voulait d’acheter une part coûtant 300 francs belges. Sans droit de propriété – cela aurait trop compliqué – car dès le départ, l’idée était de transférer ces droits à Lasne Nature. La somme à atteindre était d’un million deux cent mille francs belges. “Et en quinze jours, la somme a été obtenue, s’étonne encore Erik Severin, qui fut longtemps conservateur de la réserve. La somme nécessaire a même été dépassée, et une petite réserve a pu servir à de l’achat de matériel et ce genre de choses. En fait, tout le monde a été étonné du succès ! Il y a même eu des articles sur nous, jusqu’en Amérique, où on a parlé de nous comme d’un exemple à suivre !”
Voir dans la durée
Près de trente ans plus tard et grâce aux 4844 personnes (ou du moins autant de parts) ayant participé à l’opération, la réserve du Ru Milhoux – désormais Natura 2000 et reconnue d’intérêt biologique par la Région wallonne – existe toujours et avec elle son marécage, ses saules, ses aulnes, ses roselières et ses carissaies, en bonne santé.
“Tous les efforts qui ont été faits ont vraiment servi, se réjouit Erik Severin. Cette réserve est vraiment reconnue et remplit bien son rôle. Il y a beaucoup de visites de la part d’écoles de la région. Et il y a autant de bénévoles que dans le temps. On travaille un jour par mois dans la réserve et il y a encore chaque fois au moins dix personnes. C’est cela qui est important, il faut voir dans la durée ! Beaucoup de choses démarrent sur un bon pied et finalement, ça tombe un peu dans l’oubli. Ici, ce n’est pas du tout le cas.” (So. De.)
Près de 800 000 euros à trouver
Mais la somme à trouver (695 000 euros + les frais, soit 778 400 euros) n’est pas mince. D’ami en ami, de voisin en voisin, de connaissance en connaissance, David et ses compères font donc connaître leur idée… qui récolte un assentiment inespéré. “Au fur et à mesure, le groupe s’est élargi, on a rencontré plein de gens qui ont amené des compétences différentes”, se réjouit-il.
Le contact est également établi avec le propriétaire et une de ses filles pour les informer de la démarche à laquelle ils réserveront un accueil favorable. Mais le plus dur reste à faire : rassembler la somme nécessaire à la conclusion de la vente.
Pour organiser une gouvernance participative du projet et lui offrir un cadre pérenne, la formule de la coopérative va naturellement s’imposer au bout de quelques mois de réflexion. “Le montant de la part a été fixé à 300 euros et les statuts de la coopérative s’engagent à ce que tous les bénéfices que celle-ci pourrait générer seront réinvestis dans le projet.”
Bénéficiant d’un écho de plus en plus large via les réseaux sociaux et les médias. “Le Grand bois commun” fédère de plus en plus de sympathisants qui s’engagent à participer à ce financement. Fin octobre, près de 400 000 euros étaient ainsi promis par plusieurs centaines de futurs coopérateurs.
Marché (presque) conclu
Mais à la fin de ce même mois, tout s’emballe quand David et ses amis apprennent qu’une personne a fait une offre d’achat ferme de 640 000 euros. Un appel à l’aide urgent est alors lancé aux candidats coopérateurs, qui va récolter un succès phénoménal.
En quelques jours, le nombre des participants s’envole pour atteindre plus de 1750 coopérateurs et un montant de près de 820 000 euros ! “Il y a beaucoup de gens de la région, notamment des voisins du bois, mais pas seulement. Il y a deux Québécois, une personne qui vit en Nouvelle Calédonie, une à Tahiti, une autre en Colombie britannique…”, énumère David Nerinckx qui n’en revient visiblement toujours pas.
“On arrive à réunir la somme sans aucune subvention. On avait pensé un moment faire appel à de fondations ou des sociétés et finalement on y arrive uniquement par la participation citoyenne. Je trouve que c’est une force incroyable ! Cela montre que ce projet a du sens pour les gens.”
Informé de l’existence du projet de coopérative sans en connaître les détails, le candidat acheteur a demandé à rencontrer ses représentants. “Au bout d’une heure et demie de discussions, il nous a dit ne pas vouloir mettre notre projet en péril et il s’est engagé à nous laisser la place”, raconte notre interlocuteur. Un élégant pas de côté qui donne une priorité à la coopérative pour conclure la vente. “Mais il reste intéressé par l’achat du Grand bois si nous n’y arrivons pas.”
Disposant désormais des fonds nécessaires, David Nerinckx et ses amis sont arrivés à un accord tacite avec le propriétaire et le notaire : le “Grand bois” est retiré de la vente le temps que la coopérative trouve un prête-nom temporaire. “Comme celle-ci est toujours en cours de constitution, nous avons une semaine pour trouver un porte-fort, c’est-à-dire un organisme ou une personne qui va se porter garante pour signer le compromis en attendant que la coopérative ait un statut juridique, ce qui sera fait avant la fin de l’année”.
Une étape cruciale qui, au vu de toutes les difficultés déjà surmontées, devrait pouvoir aboutir, estime-t-il.
Un laboratoire en plein air
Si tel est le cas, l’aventure du “Grand bois commun” pourra véritablement débuter. Le projet coopératif prévoit de réserver 70 % du site à la création d’une réserve naturelle ; accessible au public. Celle-ci sera gérée par l’association Ardennes et Gaume qui a apporté un très fort soutien à l’initiative.
“Tout ce qui sera fait repose sur deux piliers : la préservation de la nature et le commun, insiste David. S’il faut faire des coupes de bois, ce sera fait de façon raisonnée mais toujours pour atteindre les objectifs de restauration et de maintien des milieux. Pas pour faire de l’argent. Sur les 30 % restants, on veut développer des activités compatibles avec ces ambitions et qui vont créer du lien social et une vocation pédagogique. On pense à du maraîchage participatif – le terrain comporte aussi une parcelle de culture et deux champs -, des cours en forêt pour les écoles, un espace de bivouac… C’est un laboratoire pour développer plein de choses. Parmi les personnes qui veulent s’engager comme coopérateurs, ils sont nombreux à vouloir s’investir pratiquement et à venir vers nous avec des projets.” Et le travail ne manquera pas, ne fût-ce que pour l’entretien des sentiers.
“On ne s’attendait vraiment pas à un tel engouement. Quand on s’est lancé, on s’était donné 15 % de chances de réussir, puis on a vu le nombre de coopérateurs grossir… On entend tellement que tout va mal. Le but n’était pas de nous afficher en opposition des pouvoirs publics, on s’est juste dit qu’on pouvait faire un truc concret. C’est un vrai projet politique dans le sens où les citoyens s’engagent dans la société”, sourit encore David Nerinckx, qui y a consacré beaucoup de temps au détriment de son activité professionnelle.
Preuve que la démarche s’inscrit dans les préoccupations de notre époque, ses initiateurs sont depuis plusieurs mois en relation avec un groupe de citoyens de la région de Gembloux qui a lancé une démarche similaire. “Et ce matin même, j’ai été contacté par une association de Liège qui veut faire la même chose.”
Le “Grand bois commun” pourrait ainsi devenir “Les Grands bois communs”.
Vidéo : Semra Desovali
Photos : Alexis Haulot