Des espaces publics conçus autant pour les femmes que pour les hommes ?
Les solutions se concrétisent

©Alexis Haulot

©Alexis Haulot

Les femmes et les hommes ont un usage différent des espaces publics. Les premières, parfois, en sont absentes. Deux architectes analysent les raisons de ces inégalités de genre et apportent des pistes de solution. Pour que les femmes obtiennent ce légitime droit de cité.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Officiellement, se déplacer dans l’espace public est accessible à tout le monde de manière égale. Hommes et femmes ont un accès libre aux rues, aux transports en commun, aux infrastructures de loisirs. Pourtant, les études et les expériences vécues par les femmes témoignent du contraire. “On est face à une situation paradoxale : si on va vers un monde plus égalitaire, force est de constater que dans la ville, les espaces sont majoritairement occupés par des hommes”, entame Apolline Vranken, architecte et fondatrice de la plateforme “L’architecture qui dégenre”.

“Le genre est une construction sociale. La polarité homme-femme s’accompagne d’une dichotomie extérieur-intérieur, les femmes étant historiquement assignées à des tâches domestiques et les hommes occupant l’espace public”, précise Justine Gloesener, architecte et doctorante à l’Université de Liège. Ce modèle patriarcal prend forme de manière variable selon l’époque, le lieu, les classes sociales. Aujourd’hui encore, ces inégalités se vérifient dans l’occupation de l’espace public.

“Cet espace est masculin par ses usagers”, constate Apolline Vranken en observant le parc situé derrière le Monument au Pigeon Soldat, Soldat, à deux pas de la Place Sainte-Catherine, dans le centre de Bruxelles.

En ce début d’après-midi de semaine, on y voit exclusivement des hommes. Ce lieu se veut pourtant familial, en témoigne sa plaine de jeux. Mais “il ne fonctionne pas”. Il est même, selon l’architecte bruxelloise, un contre-exemple en termes d’égalité de genre. Les espaces sont fuyants, la toilette publique – qui théoriquement favorise la présence de femmes – attire des personnes en situation de dépendance. La femme, à l’image du monument du Monument au Pigeon Soldat, est occultée.

“Je n’ai connaissance d’aucun lieu, à Bruxelles, qui ait été conçu en intégrant les questions de genre de manière volontaire.”
Apolline Vranken, architecte et fondatrice de la plateforme “L’architecture qui dégenre”

Le “gender mainstreaming” (lire ci-dessous) semble loin d’être appliqué. Ou à petites touches.

“À l’adolescence, les filles quittent l’espace public”

Dans son enquête “Loisirs dans l’espace public : quelle mixité des enfants ?”, publiée en août dernier, la Ligue des familles dresse un double constat : d’une part les enfants/adolescents ont tous et toutes accès aux jeux et aux espaces de loisirs ; d’autre part, dans la pratique, la mixité n’est pas de mise et ce dès les primaires. “Plus ils et elles grandissent, moins ils et elles jouent en mixité, d’autant plus si les activités proposées sont identifiées comme genrées. Pire encore, à l’adolescence, les filles quittent l’espace public.”

La Ligue des familles avance plusieurs explications à cet état de fait. Elle pointe des normes de genre intégrées et reproduites par les enfants et qui légitiment la présence des garçons ; des investissements publics inégalitaires au regard du genre ; un sentiment d’insécurité des adolescentes dans l’espace public et un contrôle parental différent selon le genre de l’enfant.

La question du genre omniprésente

Certaines villes, communes ou écoles ont pris des mesures pour favoriser la participation et la présence de tous et toutes dans l’espace public”, se réjouissent toutefois les auteurs de l’enquête. Des initiatives qui devraient se répandre davantage. La Ligue des familles avance pour ce faire des bonnes pratiques, comme autant de recommandations à l’égard des pouvoirs publics, notamment, puisqu’ils ont “un rôle majeur à jouer dans l’accès aux espaces publics pour les filles”.

L’une des principales solutions pour lutter contre les inégalités serait d’adopter et de mettre en place “une approche de genre intégrée” – le “gender mainstreaming et budgeting” – à tous les niveaux de pouvoir. Consacrée par le traité d’Amsterdam (1er mai 1999), la prise en compte systématique de l’égalité de genre (ce compris dans la répartition des budgets) à tous les niveaux de décision est devenue juridiquement contraignante pour les États de l’Union européenne.

Malgré cela, la dimension du genre reste sous-estimée dans la réflexion sur l’aménagement urbain. Et l’association de soutien à la parentalité de citer plusieurs exemples concrets : placer de meilleurs éclairages, des bancs placés à des endroits stratégiques pour discuter et se reposer, veiller à ce que les allées et trottoirs soient plus larges, privilégier des terrains de volley-ball et de badminton plutôt que de foot et de basket.

Prendre en compte l’avis des femmes

Il convient par ailleurs de (ré) aménager les espaces publics pour favoriser leur accessibilité à tous et, pour ce faire promouvoir la participation des personnes concernées et que davantage de femmes fassent partie des organes de décision ; lutter contre les normes de genre en réfléchissant à la manière dont les adultes les inculquent aux enfants, et à la manière dont ceux-ci les reproduisent.
L’aspect éducatif, estime La Ligue des familles, occupe une place essentielle dans le changement des mentalités et, partant de là, des manières d’aménager les espaces de loisirs pour y favoriser l’égalité des genres.

Foot, basket, skate et muscu

Il suffit de parcourir quelques dizaines de mètres pour tomber sur des terrains de foot et de basket. Dans un article publié dans le Cairns, Lidewij Tummers faisait écho à “ce souci permanent des urbanistes d’intégrer à la ville des équipements sportifs d’accès libre, censés canaliser la violence des jeunes dans des activités positives et qui sont, de fait, exclusivement destinés aux garçons”.
“En théorie, ils sont accessibles à tous, mais dans la pratique, ils sont occupés à 80 % par des hommes”, renchérit l’architecte liégeoise. “Les lieux de loisirs ou de détente sont pensés par et pour les hommes, car l’étalon est l’homme”, observe sa consœur. Sont privilégiés les sports dans lesquels prédominent la compétition et la force physique et de ce fait – “parce que c’est le construit social dans lequel on évolue”- les rendent moins accessibles aux femmes.

“Prévenez-moi si, un jour, vous voyez une femme utiliser les machines de musculation.”
Apolline Vranken

Apolline Vranken recommande dès lors de donner aussi de la place à des sports de coopération et d’entraide. “Certaines filles apprécient aussi de jouer au foot ou de faire du skate. La solution peut se trouver dans une non-mixité temporaire, permettant à celles-ci d’occuper l’espace sans crainte, de rendre leur présence visible et de donner l’exemple à d’autres”, avance Mme Gloesener.

Pour gommer ces inégalités, “il convient toutefois de réfléchir à ces questions d’un point de vue systémique : pourquoi les hommes occupent-ils majoritairement les terrains de foot ? Pourquoi n’a-t-on pas d’infrastructures autres pour les filles et les femmes ?”

Souvent situés au centre de l’espace, ces terrains le cannibalisent, à l’image du terrain de basket de la place du nouveau marché au grain. Aucun joueur (ou joueuse) à l’horizon. Quelques femmes sont assises sur les bancs alentour. “90 % de l’espace est inoccupé”, s’insurge l’architecte bruxelloise. Dans le cas contraire, “ce serait par des hommes. Les femmes, elles, restent en périphérie”.

Une mobilité différenciée

Ainsi, “les lieux de loisirs génèrent des mouvements”, ajoute Mme Vranken. Là où un garçon n’hésitera pas à traverser le terrain de sport même s’il ne participe pas au jeu, “parce qu’il s’en sent légitime”, une fille le contournera. “Cela fait partie des stratégies d’évitement”, comme le sont “les déplacements en taxi plutôt qu’à pied ou en transports en commun, les détours,…” La place centrale des terrains de sport, dans l’espace public comme dans les cours de récréation d’ailleurs, “crée les circonstances spatiales d’inégalités”, analyse Apolline Vranken. “Nous sommes conditionnés dès l’enfance à adopter ces comportements, profondément ancrés”, appuie Justine Gloesener. Des espaces de loisirs modulables favoriseraient, eux, leur appropriation par tous les usagers.

Souvent, donc, hommes et femmes se meuvent différemment dans l’espace.

“Les hommes occupent l'espace public alors que les femmes s’y occupent.”
Justine Gloesener, architecte et doctorante à l'ULiège

“Les déplacements de celles-ci sont variés ; elles ont le plus souvent la responsabilité des enfants, de leurs activités, des tâches domestiques et s’occupent du “care”, la prise en charge des personnes âgées ou fragiles.” Il convient de prendre en compte cette réalité dans l’organisation de l’espace.

La mobilité des femmes est par ailleurs favorisée par de larges trottoirs et un revêtement du sol accueillant pour les poussettes et les équipements des personnes à mobilité réduite.

Des outils pratiques et symboliques

Dans le centre de la capitale, le petit Jardin des plantes recèle d’exemples de bonnes pratiques.

“Souvent, les espaces publics résultent de ce qui reste de non-bâti et sont de moindre qualité. L’idéal, ce sont des espaces plus clos car le bâti permet un contrôle social rassurant.”
Mme Vranken

“On préfère des espaces dans lesquels la vue est dégagée. Pour donner un sentiment de cocon, on peut privilégier les arbres plutôt que d’épais buissons”, ajoute Mme Gloesener. Ici, des clôtures en bois fin, des arbres et des parcelles de potager ferment l’espace et créent une “une sorte de bulle”.

Trois larges marches créent une agora. “Les jeux de niveaux suffisent à inviter les passantes et passants à se poser”, souligne Mme Vranken. “On peut aussi installer du mobilier modulable que chacun s’approprie”, suggère Justine Gloesener. La nuit tombée, plusieurs lampadaires éclaireront ce jardin et favoriseront le sentiment de sécurité puisque “les lieux peu éclairés sont anxiogènes, au même titre que les rez-de-chaussée non habités ou consacrés aux surfaces commerciales.” Enfin, des éléments minéraux (fontaines...) favoriseraient la présence des femmes.

Bien que symbolique, la représentation des femmes dans l’espace public est “un élément essentiel”.

Noms de rue, statues, fresques, peintures donnent aux femmes ce sentiment de droit de cité dont elles manquent cruellement.”
Apolline Vranken

Ceci dit, “il n’existe pas de solution sur catalogue”, tempère Justine Gloesener. Et si tous ces éléments “ouvrent des perspectives d’égalité”, ils ne sont à eux seuls pas suffisants. “Le travail dans la brique doit s’accompagner d’un volet éducatif et pédagogique, qui relève de la responsabilité de tous”, estime Apolline Vranken. “Cette réflexion fait partie de celle, plus globale, de la place de la femme dans la société”, conclut Justine Gloesener.

Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Alexis Haulot