Du mobilier urbain qui chasse les sans-abris ? Ce collectif veut y mettre fin

©Jean-Christophe Guillaume

©Jean-Christophe Guillaume

« Design for everyone » dénonce l’aménagement de l’espace public et les dispositifs qui mettent un peu plus en marge les sans-abri.
Ses fondateurs rendent à l’art (éphémère) sa fonction première: questionner la société.
Et espèrent que le grand public se saisira de cet enjeu.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Des bancs aux assises individuelles ; de hauts arceaux ou de bas accoudoirs. Les avez-vous remarqués, ces bancs d’un nouvel âge ? Ceux que l’on trouve aujourd’hui dans l’espace public ou dans les stations de métro n’ont en effet souvent plus d’assise plane. Impossible de s’y coucher. “On dit qu’ils sont design ou ergonomiques”, commente avec ironie Laurent Toussaint. Mais ces arguments ne tiennent pas la route et cachent une réalité moins reluisante, dénonce le fondateur de “Design for everyone”.
Depuis plusieurs années, lui et sa compagne Charlotte Renouprez s’attachent à dénoncer ces “dispositifs anti-SDF ou plus largement antisociaux” de la capitale, qui repoussent encore plus à la marge les sans-abri.

L'art pour questionner les réalités sociales

Cela faisait plus d’une dizaine d’années que Laurent Toussaint, formateur en éducation permanente, voulait se saisir de l’expression artistique et culturelle pour lui rendre sa dimension d’interrogation des réalités sociales. Avec Charlotte Renouprez, active dans le même secteur professionnel, ils lançaient, il y a deux ans, l’ASBL ArtiCulE - pour Art, Culture et Éducation permanente - : une manière d’agir de manière moins institutionnelle et de rendre à l’art sa fonction première. « Il a fallu qu’on se choisisse une première thématique », se souvient Laurent Toussaint. 

Au même moment, le couple participe au démontage de « grilles anti-SDF » installées à la gare du midi. « Elle ont été remises quelques jours plus tard sans émouvoir personne, sans que personne ne se saisisse de l’enjeu, si ce n’est les vingt activistes qui les avaient démontées », se souvient Charlotte Renouprez.

Constatant que cette manière frontale d’action « ne permet pas au plus grand nombre de se saisir de la question », ils décident que ce sera celle-là, leur première thématique : que l’art soit une accroche pour parler du sans-abrisme, lui-même étant le fil sur lequel ils tireraient pour interroger l’aménagement de l’espace public et « ses conséquences sur la manière dont tout un chacun peut en profiter », précise Charlotte Renouprez.

Planches de bois et têtes dures

Le couple a adopté un mode d’action “coup de poing” : après avoir repéré un dispositif qui correspond à ce qu’ils entendent dénoncer (et à leurs capacités techniques), Charlotte Renouprez et Laurent Toussaint en prennent les mesures et construisent, à l’aide de palettes de bois et de matériaux globalement issus de la récup, une structure qu’ils posent sur le banc en question et qui supprime la caractéristique excluante tout en la laissant visible. Ceci “afin que les gens remarquent ce que cela recouvre.”
Rendre visible l’invisible, ou ce que le public ne voit pas nécessairement, voilà leur credo.

« C’est la loi de l’emmerdement maximum : on fait en sorte que ce soit embêtant à retirer, mais on ne détruit rien. »
Laurent Toussaint

Ces actes de désobéissance civile ne dégradent pas le bien public, insistent ses instigateurs. “Et puis, nos structures sont relativement jolies… c’est de l’art éphémère”, glisse le quadragénaire.

Invisible, c’est aussi le cas de la question de ces dispositifs dans le débat public, juge le couple. “Ce qui est appelé, techniquement, la politique de prévention situationnelle - le fait d’aménager l’espace public, semi-privé ou privé, pour faire en sorte qu’un délit ne soit commis - est pourtant le fruit de décisions politiques, s’insurge Charlotte Renouprez. Qu’elles soient intentionnelles ou pas, les conséquences existent” et sont représentatives du modèle de société dans lequel nous vivons, estime-t-elle.

« Nos actions, c’est un fil sur lequel on tire pour sensibiliser sur la société dans laquelle on vit. Est-ce ce modèle-là qu’on veut ?»
Charlotte Renouprez

Le duo d’activistes “questionne un modèle de société avec lequel (nous) ne sommes pas nécessairement d’accord, mais sans imposer (notre) manière de voir les choses. Au public de se saisir de la question et de réfléchir”, poursuit la jeune femme. Un public qu’ils espèrent le plus large possible.

Des actions qui dénoncent

“Justiciers” ou “hackers urbains”, comme les ont dénommés certains médias ? Le couple réfute avec le sourire. “On préfère ‘collectif’, car cela signifie qu’on n’est pas propriétaire d’une marque ou d’une stratégie d’actions et qu’au contraire, tout le monde peut se l’approprier”, souligne Charlotte Renouprez. D’ailleurs, des étudiantes, un architecte et une designer se sont récemment joints à eux et amènent, chacun, des compétences complémentaires.

Charlotte et Laurent s’attachent à sensibiliser mais ne se targuent aucunement de « rendre la vie en rue plus facile, ou de permettre aux SDF de redormir sur les bancs ».

7,4% - En novembre 2018, Le Centre d’appui au secteur bruxellois d’aide aux sans-abri, la Strada, comptabilisait 4187 personnes sans abris ou mal logées, parmi lesquelles 51% de personnes sans-abri (en rue ou dans les centres d’hébergements d’urgence) en Région de Bruxelles-Capitale. Des chiffres en augmentation de 7,4% par rapport à l’année précédente.

Leurs actions ne sont pas dirigées vers les SDF – pour qui ils souhaitent bien évidemment un toit - mais elles leur permettent de “dénoncer les stratégies qui les chassent de l’espace public et qui sont contre-productives car elles excluent encore plus un public déjà précarisé”.

Transformer l'essai

Les limites tiennent dans le caractère éphémère de ces installations. Elles restent en effet en place quelques heures ou au mieux quelques jours.

« Nos structures manquent de pérennité dans l’espace public. »
Laurent Toussaint

“On souhaiterait pouvoir rester à côté des installations pour dialoguer avec les gens, mais c’est impossible.” C’est aussi la raison pour laquelle l’usage des réseaux sociaux est essentiel. Là, ils peuvent “y laisser une trace”, commente Charlotte Renouprez.

“Comment fait-on pour transformer l’essai ? Quel est le pas de plus à faire pour amorcer un changement ?”, se sont-ils vus demander. Pour l’instant, ces “trublions” ou “électrons libres”, disent-ils d’eux, ont noué un autre type de dialogue. Ils ont intégré, à sa demande, la plate-forme “Droit à un toit”, réunissant le secteur du sans-abrisme, de l’éducation permanente, du droit au logement et des citoyens. Convaincus que la fin du sans-abrisme est possible, que cela dépend de choix politiques et de société, ils travaillent désormais main dans la main, et de manière plus institutionnelle, sur le traitement des symptômes plutôt que sur l’urgence.

Signe que leur “message percole”, Charlotte Renouprez et Laurent Toussaint ont été invités à réaliser des installations à Lyon et à Paris. Ils ont récemment donné une conférence dans une école de design de la capitale francaise. “Quand on nous demande de venir parler de nos installations à ces étudiants, on passe un cap. Car demain, ces gens-là auront un pouvoir de décision et des capacités d’action”, se réjouit Laurent Toussaint.
Une petite victoire qui pourrait en annoncer d’autres.

Vidéo : Valentine Van Vyve
Photos : Jean-Christophe Guillaume