De la bière aux biscuits d'apéritif : quand la drêche devient une ressource

©Marie Russillo

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Et si la bière se mangeait ? C'est en quelque sorte ce que propose Beerfood, en revalorisant sous forme de biscuits d'apéritifs les drêches récupérées dans les cuves de brasseries bruxelloises.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Le malt chauffe dans les cuves du Brussels Beer Project. « Dans 15 minutes, ce sera prêt », annonce l'un des employés de la brasserie bruxelloise. La phase de l'empâtage terminée, il ouvre la sous-pape en prenant soin de glisser un bac en dessous de l'ouverture. À intervalles irréguliers, des grains de malt bouillants et dépourvus de sucre s'en écoulent. Ceci sous l’œil vigilant de Rodolphe Paternostre. Le jeune entrepreneur a fait de la drêche, ce déchet propre aux brasseries, une essentielle ressource pour la confection inédite d'un produit qui l'est moins: des biscuits d'apéritif.

Un défi environnemental

Juriste spécialisé dans le droit des déchets et de l'économie circulaire, Rodolphe Paternostre est avant tout mu par une réflexion environnementale. « C'est notre premier combat », dit-il. Beerfood, c'est sa « contribution » dans la lutte contre le gaspillage alimentaire. « Il est responsable de 8 % des émissions de gaz à effet de serre », appuie cet ancien employé de Bruxelles-Environnement.

En le donnant à un organisme qui revalorisera la drêche comme nourriture animale ou humaine, ce qui aurait été un déchet devient, d'un point de vue juridique, un sous-produit. Aujourd'hui, la drêche de bière est principalement utilisée pour l'alimentation animale - davantage en milieu rural qu'urbain.

« En ville, les plus petites brasseries n'ont pas toujours de solutions pour les centaines de kilos de drêches qu'elles produisent par brassin. »
Rodolphe Paternostre, cofondateur de Beerfood

Il en estime le volume gaspillé à plusieurs dizaines de tonnes par an rien que dans la région capitale. Alors, « nous faisons le lien entre deux professions a priori éloignées l'une de l'autre : le brasseur et le boulanger » et « créons des synergies entre des acteurs environnants », poursuit le jeune homme de 33 ans.

Depuis peu, d'autres acteurs développent aussi la valorisation des drêches des microbrasseries urbaines, en l'utilisant pour la production de champignons ou de farine et, avec l'avènement de Beerfood, de biscuits d'apéro. « Bien sûr, le meilleur déchet est celui qui n'existe pas », concède-t-il. « Mais nous faisons de la prévention des déchets » en allongeant le cycle de vie des aliments. « Nous appartenons à cette communauté d'idées qui envisage la production, la distribution et la consommation autrement », selon la logique de l'économie circulaire. « C'est innovant d'agir non pas au niveau de la chaîne de distribution, avec des invendus par exemple, mais au niveau de celle de la production », précise-t-il.

Des atouts nutritionnels

« La drêche a des propriétés nutritionnelles intéressantes », analyse le néoentrepreneur.

« Ces grains sont riches en fibres et en protéines mais aussi pauvres en graisses et en sucre. »
Rodolphe Paternostre

Ce constat avait été fait avant lui par des entrepreneurs américains qui les transforment en barres de céréale. Mais après des essais dans la cuisine de la maison familiale, commencés en 2016, ceux plus « professionnels » dans les ateliers de la Fleur de pain ou chez Dandoy et les conseils d'une nutritionniste, le duo d'entrepreneurs a finalement opté pour des crackers, des bâtonnets salés noir-jaune-rouge en fonction des goûts. « Actuellement, la drêche constitue près un tiers de nos biscuits», estime Rodolphe Paternostre. Pour le reste de la recette - de la farine, de l'huile d'olive, des épices, des graines et de l'eau - les proportions sont tenues secrètes.

Manger de la bière


« Disons qu’on a été animés par la folie de la jeunesse », entame Rodolphe Paternostre en attendant que la drêche sorte des cuves du Brussels Beer Project. Cette brasserie du Centre-ville de Bruxelles est l’un de ses fournisseurs principaux. « Nous en récoltons à peu près 50 kilos toutes les deux semaines », poursuit le cofondateur de l’entreprise sociale Beerfood.

Avant de se lancer dans l’aventure, lui et son collègue Alan Dartevelle, ingénieur civil, n’avaient que « peu d’expérience dans l’horeca. C’est un monde que l’on découvre », concède-t-il. D’ailleurs, il n’avait « pas d’attrait particulier pour le monde de l’entrepreneuriat. » Mais, poussé par des amis qui avaient pris ce chemin, ce spécialiste du droit des déchets, par ailleurs brasseur amateur, a pensé qu’il pourrait réunir, dans une activité professionnelle porteuse de sens, sa passion pour la bière et son intérêt pour les causes environnementales. « Le bien commun est essentiel à mes yeux, motive le jeune homme. Je suis préoccupé par la situation actuelle de la planète et je souhaite faire une différence, changer les choses à ma manière en offrant un modèle pour des consommateurs de plus en plus sensibilisés aux effets de leurs actions sur l’environnement, la société et l’emploi local. »

Après environ six mois d’incubation chez Coopcity et une subvention reçue via Be Circular, Beerfood est apparu, au début de l’année, dans les étals d’une dizaine d’enseignes bruxelloises et wallonnes et se targue humblement d’apporter « une petite solution concrète dans le combat en faveur de la valorisation et de l’optimisation des ressources ». Cela en favorisant les circuits courts.

"On sait comment on boit la bière, mais comment la fait-on ?"

La petite équipe de Beerfood, aujourd'hui constituée de deux porteurs de projets et de quelques renforts lorsque c'est nécessaire, récupère donc la matière première de ses crackers, environ soixante kilos tous les quinze jours, auprès de plusieurs brasseries bruxelloises avant de les transmettre à un boulanger de la périphérie bruxelloise. « Laurent Richard nous a appris à utiliser ses machines et nous avons pu développer le produit dans ses installations, explique Rodolphe Paternostre. Comme nous ne pouvons pas être au four, au moulin et à la brasserie, nous lui avons transmis la production ».

Fonctionnant avec des machines traditionnelles de boulangerie, le modèle développé par Beerfood pourrait être dupliqué «partout où il y a une brasserie ». Une goutte d'eau, concède le jeune homme. « À ceci près qu'on y ajoute un volet pédagogique et de sensibilisation du consommateur : on sait comment boire la bière, mais on sait rarement comment on la fait. Nous voulons initier une réflexion sur la manière d'améliorer la performance environnementale des petites brasseries. »

Photos : Marie Russillo
Vidéo : Valentine Van Vyve