Éveiller les papilles et les consciences

©Alexis Haulot

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Pendant une semaine, le Refugee Food Festival permet à des chefs réfugiés de cuisiner dans des restaurants bruxellois.
Une manière de changer le regard sur les personnes réfugiées et d'accélérer leur insertion professionnelle.

Reportage 

Valentine Van Vyve

Baba ganouch, fatouch, lentilles, falafels. L’assiette de mises en bouche préparée par Ali Krizi et Antoine Speeckaert a pris les couleurs et les saveurs de l’Orient. Dans la cuisine du Mess, c’est le coup de feu. Si le chef belge dirige son équipe, Ali Al Krizi, Libano-Irakien, est chargé de la confection des plats, “avec moins d’ail et en revoyant quelque peu l’assaisonnement”, précise-t-il.

Un doux mélange de saveurs

Avant de l’envoyer en salle, il peaufine une assiette qu’il saupoudre de sésame et de “persil belge”, souligne Ali Al Krizi. “Vous voyez, c’est un mélange.” Pendant une semaine, les deux chefs partagent en effet les fourneaux de ce restaurant bruxellois. “C’est une vraie collaboration”, se réjouit Antoine Speeckaert. Celle-ci s’effectue dans le cadre du festival international Refugee Food Festival. Lancé par l’association Food sweet food et soutenue par le HCR (Haut commissariat pour les réfugiés de l’ONU), cet événement consiste à confier les cuisines de restaurants à des chefs réfugiés ou de cuisiner à quatre mains.

Cette année, à Bruxelles, ils sont huit à jouer le jeu. “Ali a proposé une série de plats que l’on a retravaillés ensemble pour qu’ils correspondent à la clientèle et qu’ils soient applicables à un service de 100 couverts”, raconte le chef belge après avoir avalisé la nouvelle cuisson des falafels. Un mets qu’il ne cuisine pas régulièrement. “Cela m’ouvre à d’autres manières de cuisiner et d’assaisonner”, explique-t-il tout en soulignant l’enrichissement mutuel d’une telle collaboration. “Nous sommes parvenus à un doux mélange des saveurs.” Une fois qu’Ali aura quitté la cuisine du Mess, Antoine conservera “bien précieusement sa boîte à épices et de condiments. Je pourrai m’amuser pendant une année entière !”, se réjouit le jeune chef.

Outre l’échange professionnel, c’est l’échange humain qu’il valorise. “C‘est un vrai kif !”, s’exclame-t-il. En cuisine, “ça crée des dynamiques différentes et des liens forts dans l’équipe”, souligne Marie-Pascale Van Hamme, responsable du restaurant bruxellois. Des liens qui devraient perdurer au-delà du festival puisqu’il est demandé au chef d’assumer un rôle de mentor pendant et après la collaboration.

Un tremplin professionnel

Ce rôle, Antoine Speeckaert le prend à cœur. Il est primordial car en dépit de leurs compétences et de leur talent, les réfugiés éprouvent de grandes difficultés à trouver un hébergement et un emploi, mais aussi à avoir accès à la formation. Autant d’éléments essentiels qui permettent à ces personnes de (re)prendre confiance en elle, ce qui facilite leur intégration et leur autonomisation.

Le Refugee Food Festival a dès lors pour objectif de favoriser et d’accélérer cette insertion professionnelle. “Ces personnes viennent avec un métier, des compétences et des envies à valoriser, observe Marie-Pascale Van Hamme. Le festival permet de donner une opportunité professionnelle au chef réfugié et de lui ouvrir des portes pour l’après.”

Grâce aux responsabilités qui lui sont données durant la semaine de festival, Ali “engrange de l’expérience dans la gestion d’une cuisine, d’une équipe, des fournisseurs et du stress”, explique le cuisinier de 29 ans. À Bagdad, il cuisinait pour le plaisir lors d’événements festifs ou familiaux. “Mes amis m’ont conseillé de faire de ma passion mon métier”, raconte ce comédien de formation. “J’ai donc choisi de faire de l’art dans les assiettes”, dit-il avec malice.

En formation pendant un an, il poursuivra l’aventure dans les cuisines du Mess jusqu’à la fin du mois, dans le cadre d’un stage. “Le but est de dépasser l’événementiel pour s’inscrire dans une temporalité plus longue”, abonde Julie Houles. La co-porteuse du projet belge s’attache dès lors à assurer le suivi de leur insertion professionnelle, de les assister dans leurs candidatures et de les mettre en relation avec une communauté de restaurateurs développée par l’équipe bruxelloise du Refugee Food Festival.

Changer de regard sur les réfugiés

Éveiller les papilles est aussi un moyen d’éveiller les consciences. “La cuisine est un liant social très fort. La table est le lieu rassemblement et d’échanges par excellence. Idéal pour aborder la question migratoire tout en mangeant bien et autrement. Elle permet les partages interculturels, de valeurs et de visions”, explique Julie Houles. “Nous voulons véhiculer ce message positif et d’ouverture à l’autre le plus longtemps possible”, motive Marie-Pascale Van Hamme. Qui plus est, les clients répondent présents, “ils sont intéressés et posent des questions”. Après un premier service, Ali a été appelé en salle. “Les clients étaient curieux. J’ai pu porter un message et leur parler de la migration”.

C’est ainsi qu’en “mobilisant tout un écosystème local - restaurants, associations, citoyens”, les organisateurs du festival espèrent “contribuer à faire changer le regard sur l’accueil et le statut de réfugié”, résume Julie Houles.

Ces derniers sont ainsi valorisés et deviennent des acteurs à part entière de leur société d’accueil.


Photos : Alexis Haulot
Vidéo : Valentine Van Vyve

“Le Refugee Food Festival n’est pas une fin en soi”


Le Refugee Food festival a vu le jour en 2016 alors que Food Sweet Food, dont la raison d’être est de créer des liens aux quatre coins du monde par le biais de la nourriture, décidait d’étendre son champ d’activité. Il ne s’agit désormais plus seulement de cuisiner et de manger chez l’habitant pour comprendre le monde.

D’abord mis sur pied en France, le festival s’est étendu au-delà des frontières de l’Hexagone et est actuellement organisé dans une quinzaine de villes. “C’est une initiative citoyenne rendue possible grâce à la mise à disposition d’un kit méthodologique permettant à qui le veut de s’approprier le projet”, résume Julie Houles, membre du trio de jeunes travailleurs portant l’initiative à Bruxelles pour la troisième année consécutive. “Les chefs réfugiés sont détectés avec l’aide du réseau associatif bruxellois. Nous démarchons des restaurant et proposons ensuite des duos.”

Quatre éditions, 157 chefs et 30 000 clients

Au niveau international, après quatre éditions, 30 000 citoyens ont été au restaurant pour gouter les mets de 157 chefs issus de 43 pays. Selon la mesure d’impact réalisée en janvier dernier, il apparaît que 59% des cuisiniers participants ont eu accès à au moins une opportunité professionnelle grâce au festival. Quelque 90% des cuisiniers réfugiés disent avoir gagné en confiance en eux.

Cette initiative citoyenne entend "participer à montrer que la société civile a un rôle essentiel à jouer pour l’accueil des réfugiés", explique Louis Martin, Président de Food Sweet Food. A cet égard, toujours selon la récente mesure d’impact, un peu plus de 90% des citoyens qui n’étaient pas déjà “engagés” avant ce dernier déclarent qu’il a provoqué chez eux un désir d’engagement pour la cause des personnes réfugiées. Enfin, 70% d'entre elles considèrent que le festival a fait évoluer positivement leur regard sur les personnes réfugiées. “Le Refugee Food Festival n’est pas une fin en soi mais un tremplin: vers l’insertion professionnelle, source de motivation, initiateur d’un changement de regard voire d’un engagement en faveur de ce public”, abonde Julie Houles.

Interrogée il y a quelques mois, l’agence onusienne nous expliquait d’ailleurs voir plus loin : "Le but est d’inspirer des initiatives citoyennes telles que celle-ci dans d’autres villes voire d’autres professions. Face au nombre croissant de réfugiés dans le monde, la solution se trouve en partie dans cette collaboration entre les acteurs traditionnels et la société civile, pour faire émerger une nouvelle forme de solidarité entre réfugiés et citoyens locaux. A travers la rencontre, on suscite la responsabilité et le respect."

--> Le Refugee Food Festival se tient à Bruxelles jusqu’au mercredi 26 juin. Pour plus d’information sur les restaurants concernés, rendez-vous sur www.refugeefoodfestival.com