La classe, un sas d'expression pour mieux grandir

©Jean-Luc Flémal

©Jean-Luc Flémal

Depuis deux ans, Esma Saban travaille sur l'expression des émotions avec ses élèves de primaire.
Oser quitter la sphère rationnelle pour toucher à l'intime, c'est difficile.
Mais l'impact sur le développement de l'enfant et les dynamiques de groupe est remarquable.

Reportage 

Valentine Van Vyve

La sonnette a retenti depuis quelques minutes. Esma Saban arrive calmement dans la cour intérieure de l'école primaire Henriette Dachsbeck, à Bruxelles-ville, alors que les cris des enfants résonnent et s'envolent vers la verrière tout juste rénovée de ce bâtiment Art déco du début du XXe siècle.

Trois étages plus haut, une vingtaine de bambins attendent en file leur professeure de philosophie et citoyenneté. Esma Saban se poste devant eux. Ils défilent ensuite devant elle chacun à leur tour, se gratifiant mutuellement d'un simple mot, d'un "high five", d'un "serre pince", d'une bise, d'un câlin ou d'un pas de danse... « C'est important de se dire bonjour et de reconnaître l'autre. Et cela tisse du lien », commente l'institutrice.

Quelques minutes plus tard, les enfants de 5e primaire à peine assis, se lèvent déjà. Ils sont rodés à l'exercice. Certains se dirigent d'un pas déterminé vers le tapis de cartes disposé devant le tableau, choisissent celle qui leur parle et se rassoient aussitôt. D'autres hésitent, font un choix sur lequel ils reviennent.

« Ne réfléchissez pas trop. Ne restez pas trop longtemps dans vos têtes pour rester dans l'instinct du besoin. »
Esma Saban, professeure de philosophie et citoyenneté

Les cartes oranges illustrent une émotion. Les cartes vertes un besoin. Chacun est libre d'en choisir une ou plusieurs, selon son humeur du jour. Le cours sera consacré à exprimer – pour soi ou devant le groupe – comment ils se sentent et les besoins qu'ils éprouvent. Daoud se lance. « Je me sens mou et j'ai besoin de réconfort », déclare-t-il. Tous les doigts se baissent quand Ouafa prend à son tour la parole. « Je me sens inquiète et j'ai besoin de soins. » Esma Saban questionne. L'heure qui suit, ce seront les évaluations. « J'ai envie de réussir », commente la fillette. « Et que peux-tu mettre en place pour y arriver ? », lui demande Mme Saban. « Étudier », répond Ouafa du tac au tac.

Eman dit se sentir perdu et avoir besoin de solitude. Mais le jeune garçon ne souhaite pas expliquer pourquoi. « Il n'y a aucune obligation », le rassure Esma Saban. Et le garçon de replonger le regard dans son cahier.

Chaque intervention est ponctuée d'un « merci » de l'institutrice. « Ce qu'ils déposent est très personnel, c'est un trésor », estime-t-elle.

« J'aime bien parce qu'on ne travaille pas ! »

« Ce que l'on fait ici me fait du bien, explique Romaïsa. On peut parler de nos problèmes. Il n'y a pas de 'non, arrête !' ». À l'issue de la classe, Souna se sent « plus libre » car elle a pu « dire sans jugement ». D'ailleurs, deux règles d'or régissent cet espace de parole. Cette absence de jugement et l'écoute de l'autre lorsqu'il prend la parole. Alors, « tous les doigts se baissent, pour montrer que l'on prête attention à celui qui parle », précise Esma Saban.

Ezequiel illustre bien la liberté de parole donnée aux enfants. « J'aime bien ce cours, parce qu'on ne travaille pas », déclare sans gêne ni frein le garçon.

« Ce qu'il dit montre à quel point on nous a toujours appris à rester dans la sphère mentale sans considérer que descendre dans celle des émotions constitue un travail en soi. »
Esma Saban, professeure de philosophie et citoyenneté

Pourtant, l'institutrice comme ses élèves n'éludent pas la question de la difficulté.

« C'est difficile quand on dit des choses personnelles. Et ça dépend aussi de comment on se sent à l'intérieur. »

« Que ce soit facile ou pas, c'est ok !», leur dit leur institutrice. « On est dans une culture qui rejette la sphère émotionnelle. Il faut se blinder. C’est difficile pour des enfants qui ont appris à disqualifier l’émotionnel. Certains ont installé cette croyance que ce qu'ils ressentent ne sert à rien ; que s'ils veulent s'en sortir, ce sera avec la tête. Du coup, quand je viens chercher autre chose, ils n’ont pas trop envie, explique la jeune enseignante. Mais ici au moins, ils ont tous l'opportunité de déposer».

«Faut pas avoir peur »

Dans certaines familles en effet, on parle peu voire pas du tout. Les enfants ne sont pas à égalité dans l'espace qui est donné, chez eux, à l'expression de ce qu'ils ressentent.

« On dit souvent 'essuie tes larmes. Faut pas avoir peur'. Pourtant, les émotions sont là pour nous dire quelque chose. »
Esma Saban

Soulignant qu'elles ne sont pas éternelles, elle insiste sur le fait qu'il « faut en faire quelque chose. Car, si on met un couvercle dessus, elles sortiront autrement plutôt que d’alléger l’enfant pour qu'il puisse avancer. »

Ce « switch » du rationnel vers l'émotionnel est parfois compliqué pour les enfants, certainement pour des préadolescents. « Avec les enfants de première primaire, c'est basique mais c'est déjà beaucoup, de dire qu'on a peur », illustre Esma Saban. Avec les années et la maturité, les enfants nuancent et affinent. Ils travaillent leur vocabulaire, par la même occasion. Et « celui des émotions est très riche », ajoute-t-elle.

De meilleurs résultats scolaires

Il y a deux ans, Esma Saban, jusqu'alors institutrice en 3e et 4e primaire, décidait de reprendre le cours de philosophie et citoyenneté. Son cours donne une place de choix à la sphère émotionnelle.

« Être un bon citoyen et être en lien avec le monde et son humanité, c’est déjà se connecter à soi-même et à ses émotions. »
Esma Saban, professeure de philosophie et citoyenneté

« La philosophie, c'est se questionner alors que la citoyenneté implique de trouver sa place dans la société. La meilleure connaissance de soi permet de mieux accepter l'autre, poursuit Gaëtan Huygens, chef de l'établissement. Voila pourquoi cette manière de faire est en adéquation avec le cours ».

Par ailleurs, dans un monde « de l'ultra-connexion et de la spontanéité », les enfants n'ont « pas le temps du recul », analyse le directeur. Alors, apprendre à –voire prendre l'habitude de - se connecter à ses émotions, c'est « offrir l'opportunité de la nuance et remettre du sens ». Ce travail entamé avec les élèves de la première à la sixième primaire fait émerger « l'intelligence interpersonnelle ». Et ça, « c'est un défi majeur dans nos sociétés ».

Une richesse inestimable

Si, dans cette école de la ville de Bruxelles, ce n'est pas le seul cours qui permette aux élèves de s'exprimer, celui-ci offre un sas tout particulier dans lequel ils peuvent déposer ce qu'ils ressentent. « Et prendre le temps de le faire », ajoute Esma Saban. Davantage encore qu'à d'autres moments. « C’est une corde de plus à notre arc », souligne Gaëtan Huygens.

Ce faisant, le professeur apprend à mieux connaître et comprendre ses élèves. « Il les découvre autrement car ceux-ci ne se contentent pas de répondre mais s'expriment », précise Gaëtan Huygens. Il le dit plutôt deux fois qu'une : « Cet espace de parole n'est pas une perte de temps. Que du contraire. Il est indispensable ». Tant pour « l'évolution des enfants d'un point de vue relationnel que dans leur connaissance des matières enseignées », insiste-t-il. « Si il y a un trop émotionnel, l’enfant n’est pas capable d’intégrer quoi que ce soit. Déposer ce surplus lui permet de libérer un espace et d'avancer, de se concentrer sur le reste », abonde Esma Saban.

Tous deux soulignent dès lors l'influence pédagogique de l'empathie sur le bien-être de l'enfant comme sur ses résultats scolaires.

« Un enfant bien dans ses baskets intègre mieux ce qui lui est enseigné. »
Gaëtan Huygens, directeur de l'école primaire Henriette Dachsbeck

« Donner cet espace d'expression spécifique a du sens dès lors qu'il renforce la mission principale de l'école : transmettre le savoir », résume le directeur de l'établissement.

Exprimer pour exister

Aya a souvent des choses à dire. « J'y pense, dans ma tête. Mais quand je veux l'exprimer, je change d'avis et je me retiens », regrette-t-elle. « Le premier pas est de choisir les cartes et ensuite d'écrire les mots dans leur cahier. » Ils le font pour eux et ils peuvent s'en tenir à ça. Le deuxième pas est de l'exprimer tout haut devant les autres.

« C'est une manière d'exister et d'être reconnu dans leurs émotions et dans ce qu'ils sont.»
Esma Saban

Les avantages de ces cours se remarquent tant au niveau individuel que collectif. « Ça apporte l’estime de soi. Ils gagnent en confiance », observe Esma Saban. Le fait de se livrer apporte par ailleurs de la cohésion au groupe dans lequel il règne désormais une certaine bienveillance. On y voit même émerger « une grande intelligence émotionnelle collective ».

« Les enfants peuvent être différents dans l’action mais se rejoindre dans l’émotionnel, dans leur d'humanité. »
Esma Saban

Ces liens créés perdurent au-delà du cours.

Si les émotions sont tantôt abordées de manière détournée tantôt sans biais, elles sont souvent une porte d'entrée vers des problématiques qui touchent directement les enfants : harcèlement, violences, consentement… «  Les outils pour traiter et désamorcer ces expériences vécues par les enfants existent », assure Esma Saban. La discussion, en premier lieu, permet d'amorcer chez eux « un début de résilience ».

Photos : Jean-Luc Flémal
Vidéo : Valentine Van Vyve