L’art de la récup' et du troc pour créer
La première “récupérathèque” de Belgique a vu le jour à l’Erg, une école d’art bruxelloise.
Depuis septembre 2018, des étudiants font tourner la “La Boîte à Gants”. Un magasin où l’on échange du matériel contre des services.
Reportage Lauranne Garitte
Au cœur du mois de mai, les étudiants de l’Erg (école de recherche graphique à Bruxelles), rechargent leurs batteries, le temps d’un sandwich, assis sur le trottoir, en plein soleil. En cette période d’examens théoriques, dans les couloirs, l’ambiance est plutôt studieuse. Deux étages plus haut, nous avons rendez-vous au fond de l’atelier, avec Albert, Tomás, Marius et Olivier, des étudiants ou anciens étudiants porteurs du projet « La Boîte à Gants », la première récupérathèque de Belgique et lauréat du Zero Waste Student Challenge organisé par la Fondation pour les Générations Futures.
Une histoire d’ancien garage
Difficile de passer à côté en se perdant dans l’Erg : cette école d’art était à l’époque un garage automobile. En témoignent le sol en béton ciré, les grands espaces, les escaliers en métal et… le nom de la première récupérathèque de Belgique. « Nous avons nommé ce lieu la « Boîte à Gants » (NdlR : dites « BàG » pour vous faire comprendre parmi les étudiants de l’Erg) en référence à cette partie de la voiture où l'on stocke de tout », témoigne Albert Lemaistre, coordinateur du projet et étudiant en dernière année de pratiques artistiques et outils critiques.
À la « BàG », on stocke véritablement de tout : des planches en bois, du verre, du métal, de la peinture, de la quincaillerie, du tissu, de la fibre, des plastiques, etc. Tous ces matériaux viennent des étudiants, d’entreprises ou de particuliers, et sont mis à disposition des personnes inscrites à la récupérathèque.
Réemployer pour moins jeter
L’idée d’une récupérathèque est née en 2015, en France, à l’Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon. À l’époque, Olivier Milis y est étudiant.
« Le constat de départ est clair : la production de déchets est énorme dans les écoles d’art. Pourquoi ne pas créer un lieu de récupération des matériaux non utilisés par les étudiants, basé sur un échange de services ? »
La première récupérathèque de France est née, définie comme un magasin de matériaux bruts de réemploi, dans une école de création, et qui fonctionne avec sa propre monnaie.
Deux ans plus tard, s’inspirant de cette première initiative, la directrice et des professeurs de l’Erg lançaient l’idée sous forme de projet de cours. En février 2018, la BàG est construite. Et depuis septembre 2018, elle est ouverte régulièrement au public.
Un concept jeune et méconnu
Le concept de « récupérathèque » est jeune et encore méconnu, mais Olivier Milis, co-responsable de la Fédération des récupérathèques compte bien donner l’envie à d’autres écoles d’en lancer une. Aujourd’hui, huit magasins de réemploi de matériaux existent dans des écoles d’art majoritairement françaises.
En Belgique, la première a été lancée à l’Erg (écore de recherche graphique) en septembre 2018. Une dizaine de projets sont actuellement en construction, comme à l’ESA Saint-Luc à Bruxelles et à Liège, à la Faculté d’Architecture La Cambre Horta à l’ULB, à l’École des Beaux-Arts de Valencienne, etc.
« Le rôle de la Fédération est de donner l’impulsion au début, puis d’accompagner les étudiants ou professeurs dans le lancement d’une récupérathèque. L’idée est aussi de mettre en commun les outils et bonnes pratiques de ces magasins de réemploi pour instaurer une continuité dans le projet », détaille Olivier Milis.
La plateforme sur laquelle s’organise l’échange de matériel et de services compte aujourd’hui 450 inscrits. « Parmi eux, il y a des élèves de l’Erg, mais aussi des professeurs, d’anciens étudiants ou des personnes extérieures. Sur les 470 élèves de notre école, 60% sont inscrits. Cela commence à devenir une habitude, un réflexe, de passer par ici avant de réaliser un projet », raconte Albert Lemaistre.
De grosses économies pour les étudiants
À la BàG, l’inscription est gratuite. Une fois inscrit, le membre reçoit 10 glocks (NdlR : en référence au pistolet que l’on range dans la boîte à gants), la monnaie virtuelle de cette récupérathèque. Avec cet argent virtuel, l’étudiant peut venir chercher des matériaux dont la valeur est estimée sur place. Lorsque la plateforme indique qu’il n’y a plus de glocks sur le compte, deux options sont possibles : apporter du matériel ou rendre service. Cette deuxième option peut prendre plusieurs formes : reconditionner du matériel, réaliser une permanence, aller chercher du matériel avec le vélo électrique de la BàG, améliorer le graphisme du site Internet, etc.
Bref, il n’y a aucun euro qui entre dans le circuit. « C’est la richesse du projet », commente Olivier Milis, co-responsable de la Fédération des récupérathèques.
« On se trouve hors du système marchand conventionnel, et on peut créer de la valeur à l’infini. »
En témoigne Tomás, étudiant de 3è année en installation/performance : « Pour un projet artistique d’étudiant, le montant dépasse vite 100€ s’il faut du plâtre, du ciment, des vis, une visseuse. En passant par la BàG, ça nous coûte beaucoup moins cher. »
D’après la Fédération des récupérathèques, en France, un étudiant d’école d’art économise 450€ par an grâce à ce magasin de réemploi.
Une prise de conscience environnementale
et du lien social
Au-delà de l’intérêt économique, une récupérathèque compte de nombreux autres avantages. À commencer par l’environnemental : « Une récupérathèque permet d’épargner jusqu’à deux bennes de déchets par an », signale Olivier Milis.
« En récupérant des matériaux partiellement utilisés, les étudiants retrouvent une utilisation raisonnée et cohérente des ressources matérielles, et prennent conscience de notre capacité à minimiser notre impact sur l’environnement. »
L’autre avantage est social : « Un lieu comme la BàG met tous les étudiants sur le même pied d’égalité, puisqu’il n’y a pas de monnaie en jeu. Ce projet casse aussi les frontières entre les différentes options. Beaucoup d’étudiants d’horizons différents se sont rassemblés pour apporter leur aide en fonction de leurs compétences », explique Albert Lemaistre.
Enfin, d’après Olivier Milis, « la récupérathèque a ceci de génial qu’elle met les étudiants au contact de matériel qu’ils n’auraient pas spécialement sous la main. Cela leur permet de créer et d’innover à partir du réemploi. »
« Quand on a tous les matériaux prévus pour une installation, il n’y a pas de surprise. Le réemploi est un élément déclencheur dans le processus créatif. C’est une contrainte qui ouvre le champ des possibles. »
Le temps de l’interview, deux étudiants sont venus chercher du matériel. L’un d’eux avait en tête un socle en métal. Il n’y en avait qu’un seul… mais en bois. Le voilà reparti avec ce matériau, la tête pleine d’idées créatives pour repenser son projet initial… Et innover encore et encore.
Vidéo : Johanna Pierre
Photos : Marie Rusillo