“Je ne savais pas qu'Auschwitz-Birkenau était si grand”

Transis par un froid s’infiltrant jusqu’aux os, une centaine d’élèves belges de l’enseignement secondaire écoutent attentivement les premières explications données par un guide. Devant eux, se dresse le célèbre portique estampillé “Arbeit macht frei”. La neige a recouvert d’une fine couche les camps d’Auschwitz et de Birkenau, symboles de l’extermination des Juifs mais aussi des Tziganes, des homosexuels, des opposants politiques, des personnes handicapées.

Alors que le thermomètre affiche -7 degrés, la température ressentie est de -12. Quelques heures plus tôt, à l’aéroport militaire de Melsbroek, le chef de la Défense, Marc Compernol, les avait prévenus. “Il fera froid. Très froid. Ce n’est pas une mauvaise chose. Pour que vous réalisiez ce que c’est et ce qui s’est passé quand vous franchirez l’iconique portail qui donne sur la voie de chemin de fer que vous avez déjà peut-être vu en photo. Celle devant laquelle ont été séparés les femmes, à gauche, et les hommes, à droite. Pieds nus, vêtus d’une simple chemise et plus tard, d’un pyjama rayé. Sans raison. C’est une image que je vous demande de garder en mémoire alors que, une fois encore, des gens disent qu'untel ou untel n’a pas sa place ici parce qu’il est d’une autre couleur ou qu’il vient d’un autre endroit”.

© Sarah Freres

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Ces mots ne sont pas tombés dans l’oreille de sourds. Le froid a sans aucun doute marqué tous les visiteurs. À aucun moment ils ne s’en sont plaints. Ils savent qu’ils n’en ont pas le droit : personne n’est en pyjama.

Tous en cinquième ou sixième année secondaire, les élèves invités par le War Institute Heritage et la Défense ont déjà entendu parler d’Auschwitz-Birkenau. Calmement, ils déambulent entre les bâtiments en briques rouges cernés de fils barbelés et écoutent leur guide raconter la germanisation de la Pologne dès 1939, la personnalité de Rudolf Höss (commandant des camps d'Auschwitz-Birkenau), la redoutable efficacité des camps d’extermination de Treblinka, Chelmno, Belzec et Sobibor, la Solution finale dessinée par Henrich Himmler, les tentatives des SS de détruire les fours à la fin de la guerre pour cacher l’inimaginable, le nombre de tonnes de Zyklon B commandée auparavant. “À Auschwitz même, les premières chambres à gaz pouvaient contenir entre 600 et 700 personnes. 350 personnes par jour pouvaient être brûlées dans les crématoriums. Et ça, ce n’était pas suffisant pour Höss et Himmler”, explique-t-elle.

La rapidité de la visite (un aller-retour en une journée) ne séduit pas tout le monde. Mais ne laisse personne intact. Lorsqu’elle aperçoit des textiles fabriqués à partir de cheveux de femmes tuées dans les chambres à gaz, une fille se cache le visage entre les mains. S’en suivent des tas de chaussures, de lunettes, de brosses, de prothèses. “L’émotion est montée depuis le moment où j’ai vu les cheveux jusqu’au mur des fusillés. Un chiffre, c’est difficile à imaginer. Mais quand on voit les cheveux… Ça parle. Ça choque. Et la taille de Birkenau. Je ne savais pas que c’était si grand”, glisse une élève. “Il y avait aussi les traces de griffes sur les murs dans la chambre à gaz…”, ajoute Lise, une jeune liégeoise.

Visiter les camps pour parler du racisme et de l'exclusion

Les 6 hectares d’Auschwitz font pâle figure comparé aux 170 du camp de Birkenau. La voie de chemin de fer, dite la Judenramp, au bord de laquelle les SS ont effectué leur macabre triage s’étire à perte de vue.

© Sarah Freres

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Pour préparer ses élèves à cette visite, Stéphane Wastiaux, professeur d’histoire à l’Athénée de Gembloux, leur a fait lire L’univers concentrationnaire de David Rousset, qui recevra le prix Renaudot en 1946. “Une lecture assez gauchiste mais très juste. J’essaie de faire comprendre à mes élèves le côté schizophrène des Nazis et ce que peut faire la bureaucratie poussée à l’extrême qui a fait basculer des hommes dans un monde de déraison totale. Et puis, il y a la déresponsabilisation totale. C’est le génie machiavélique du système instauré ici : tant qu’un chef se dit responsable, toutes les personnes en-dessous de lui pouvaient dire et croire qu’elles ne l’étaient pas”, énonce-t-il. Parler des événements qui se sont déroulés ici sert également à faire le lien avec le racisme et l’exclusion. “Mais on ne peut pas tout mélanger non plus. Birkenau reste quelque chose à part.”

© Sarah Freres

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Dans la zone de quarantaine, à l'entrée du camp, côté droit, la guide emmène les élèves dans les dortoirs et les latrines. Ils enlèvent vite leurs gants pour immortaliser ces endroits avec leur smartphone. “Les latrines étaient un endroit humiliant. Il fallait faire ses besoins devant tout le monde, sans traîner. Les rescapés expliquent qu'au début, ils ne pensaient pas en être capables. Mais après quelques jours, il fallait s'y faire. Ceux qui étaient de corvée pour nettoyer les latrines ont raconté que même si leur tâche était déplaisante, elle leur permettait de rester loin des SS, qui ne les approchaient pas à cause de la puanteur. Entre eux, ils surnommaient cet endroit "radio-chiottes". Comme les SS n'y entraient jamais, ils pouvaient y discuter de politique, de l'arrivée des Soviétiques. C'était comme s'ils changeaient de chaîne”, décrit la guide.

© Sarah Freres

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“Avez-vous déjà parlé de la résistance en Belgique ?”, interroge la guide en regardant son audience. Silence dans l’assemblée. “On parle souvent des actes de sabotage mais on oublie ceux-ci”, poursuit-elle en montrant trois photos prises en cachette par un membre d’un Sonderkommando. Sur celles-ci, on aperçoit des corps nus en train d’être brûlés dans un champ. Enseveli sous la neige et bordé par une forêt, il jouxte le KII, un des quatre crématoriums aujourd’hui en ruines.

Les aboiements des chiens, les cris de soldats, les pleurs des victimes ont laissé place au son sifflant du vent qui se faufile entre les allées de baraquements. Alors que le groupe fait demi-tour, un adolescent reste là et filme le champ pendant quelques secondes. Il fait partie d’un comité de jeunesse relié à la Maison de jeunes de Thuin qui met un projet d’exposition sur pied pour redynamiser son quartier. “On voulait faire de l’humanitaire mais on s’est vite rendu compte qu’on rêvait un peu : on n’a pas les moyens financiers”, observe Marine, présidente du comité. “Quand on voit l’actualité avec le mur de Trump, le racisme montant, les migrants qui sont mis partout dehors, l’élection du président Bolsonaro au Brésil, ce qui se passe en Autriche… Ça nous effraie. À travers notre exposition, on veut faire passer un message, dire qu’on n’est pas à l’abri et qu’on ne veut pas que ce qui s’est passé ici se reproduise”, ajoute-t-elle. Le projet, entièrement financé et pensé par ces jeunes, se déclinera en une série de photos et de montages vidéo et, peut-être, du slam.

Une mise en garde contre l'extrémisme

Au Centre d’enseignement Libre de Liège, dans le quartier de Sainte-Marguerite, un autre projet se dessine, notamment sur base de cette visite en Pologne. Les élèves de rhéto inaugureront bientôt des pavés de mémoire (des pavés recouverts d'une plaque qui honore la mémoire d'une personne déportée) pour rappeler le sort d’une famille de cinq personnes, dont trois enfants de 9, 12 et 14 ans raflés près de leur école. “La Shoah n’a pas commencé qu’ici mais aussi chez nous”, rappelle Philippe Renette, leur professeur qui a reçu des membres de cette famille dans sa classe.

Visiter Auschwitz fait ainsi partie d’un processus plus large qui porte sur les différentes formes de ségrégation, qu’elles soient raciales ou religieuses. “Le but de cette journée est évidemment de les sensibiliser mais pas uniquement à ce génocide-ci. Il faut pouvoir parler des génocides sans faire de hit-parade. En classe, notre projet porte aussi sur le génocide au Rwanda”, dit-il tout en sachant marcher sur des œufs. Dans les mois à venir, ses élèves visiteront la caserne Dossin à Malines et recevront en classe Simon Gronowski, président de l’Union des Juifs déportés de Belgique.

"Le silence des pantoufles est plus dangereux que le bruit des bottes"
Bertold Brecht

Avec 25 ans d’enseignement derrière lui, Philippe Renette accorde une importance capitale au travail de mémoire, qu’il estime être le garant “de ce terme un peu bateau qu’est le vivre-ensemble”, une des clés pour comprendre l’actualité et pour ne pas tomber dans les pièges du racisme. “Mes élèves ont fait le lien entre l’extrémisme de l’époque et ce qui se passe aujourd’hui dans le monde par eux-mêmes. Ce qui est bien, d’un côté, ça veut dire que je n’ai pas travaillé pour rien. En même temps, c’est difficile de m’en réjouir. J’aurais préféré qu’ils n’aient pas à faire ce triste parallèle”, observe-t-il.

Une inquiétude qui fait écho à celle de Michel Jaupart, directeur du War Heritage Institute. Avant d’embarquer pour Cracovie, il mettait ses invités en garde. “L’extrémisme se cache partout. Auschwitz en est une des conséquences les plus tragiques mais il n’y a pas qu’Auschwitz. Tout au long de votre vie, vous serez confrontés à l’intolérance, au non-respect, au racisme, à l’injustice. Regardez autour de vous : partout dans le monde, la violence verbale et physique augmente, tout comme l’intolérance vis-à-vis de certaines communautés et la polarisation se traduit de façon beaucoup plus extrême. La violence semble être devenue banale mais elle fait lentement son travail de sape. Bertolt Brecht (auteur et dramaturge allemand, le régime nazi lui a retiré sa nationalité allemande en 1935, NdlR) le savait : "Le silence des pantoufles est plus dangereux que le bruit des bottes." L’Histoire se répète, vous le savez. Il vous appartient d’être attentifs et à ne pas vous laisser embrigader par les prêcheurs de haine.