Au beau milieu de l’Europe,
la campagne bavaroise

Reportage Sabine Verhest
Envoyée spéciale en Bavière

"J’ai cru à un poisson d’avril !” Walter Dieck, ingénieur agricole à la retraite, sourit en se souvenant de ce jour où il a appris par la presse que son village de Gadheim, en Bavière, allait devenir le centre de l’Union européenne, une fois que le Royaume-Uni en serait sorti. Lui qui, selon son épouse, a toujours dit “que nous étions au centre du monde”… À vrai dire, tout le village a cru à une farce : l’Institut national de l’information géographique (IGN), en France, avait publié le résultat de ses calculs l’avant-veille du 1er avril dernier.

Karin Keßler, dont la famille cultive la terre de Gadheim depuis 150 ans, a entendu la nouvelle de la boulangère. Et n’a pas dû être la moins surprise du village, lorsque son fils, informaticien, lui a fait découvrir que les coordonnées de géolocalisation menaient précisément dans son champ de colza. L’information l’a d’abord amusée.

“Nous sommes le nombril de l’UE !”

Karin Keßler

Puis, comme d’autres, elle s’est dit qu’il était dommage de le devenir à la suite d’un rétrécissement de l’Union plutôt que d’un élargissement.

La commune a placé des panneaux européens à l'entrée de Gadheim.

La commune a placé des panneaux européens à l'entrée de Gadheim.

Ces états d’âme n’ont pas empêché la commune et ses habitants de saisir la balle au bond. Les autorités municipales de Veitshöchheim, dont dépend la bourgade trop petite pour avoir son propre bourgmestre, ont placé un joli panneau bleu, avec une étoile jaune,à l’entrée du village : “Zukünftiger Mittelpunkt der EU”, futur centre de l’Union européenne.

Les habitants, eux, ont posté sur YouTube une vidéo dans laquelle, un verre de whisky à la main, ils enjoignent à l’Écosse de ne surtout pas quitter le Royaume-Uni. “Ce n’est pas seulement votre avenir qui en dépend, le nôtre aussi”, avertit une voix off théâtrale, avant de proposer aux banquiers d’affaires londoniens de s’installer au village et de promettre de devenir un “grand” centre de l’Union, “fantastique” même (déclamé avec l’accent trumpien).

En attendant, un pieu en bois a été planté dans le champ de Frau Keßler – il faut avoir le nez dessus pour le déceler dans l’immensité labourée. “On y mettra sans doute des drapeaux, et une stèle. On a encore le temps de planifier”, note prudemment Winfried Knötgen, l’adjoint au bourgmestre. Sait-on jamais, ce Brexit peut se révéler plein de surprises. Des jeunes des environs ont en tout cas des projets dans leurs cartons pour faire vivre le lieu.

Et déjà, “des gens viennent voir”, témoigne Walter Dieck, qui ne vivrait nulle part ailleurs que dans ce village qui l’a vu naître et grandir à quelques kilomètres de la ville universitaire de Wurtzbourg. “Il est calme et dans la nature, mais en même temps central” – de fait. Sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle – comme en témoignent les coquilles ici, là et sur la porte de la petite chapelle Saint-Markus –, il est aussi connecté à l’Europe en marche.

Gadheim se trouve sur le chemin de Saint-Jacques.

Gadheim se trouve sur le chemin de Saint-Jacques.

Une aubaine, ce centre ?

Dans ce champ de colza de Gadheim, un pieu a été planté à l'endroit où se trouvera le centre de l'Union européenne après le Brexit.

Pour la petite communauté de Gadheim, cette aventure européenne, “c’est quelque chose”, affirme Martina Edelmann, en charge de la culture à la commune de Veitshöchheim. Mais la région, viticole, n’avait pas besoin de cela pour doper son attractivité : le Main déverse des flots de touristes dans le jardin rococo, les ruelles et le musée juif de la ville. “Ils viennent de toute façon chez nous,dit-elle, alors qu’à Westerngrund, il n’y a rien d’autre…”

Le château de Veitshöchheim.

Le château de Veitshöchheim.

C’est sur les hauteurs de ce paisible village qu’a été identifié le centre de l’Union européenne actuelle. Certes, la région avait été popularisée par le film de Kurt Hoffmann “Das Wirtshaus im Spessart” (L’Auberge du Spessart), une histoire de brigands avec la belle Liselotte Pulver dans le rôle principal, mais “il n’y a pas beaucoup de choses à voir ici”, concède Christopher Mehl, responsable du développement des communes du Kahlgrund-Spessart. Tombée du ciel il y a quatre ans, la spécificité géographique de ces confins de Bavière s’est révélée “bonne pour la région”. Certains ont d’ailleurs profité de l’aubaine, comme ce Fischerstube, le restaurant de poisson qui a vu sa clientèle croître en mettant au menu des truites cuisinées de vingt-huit façons différentes pour les vingt-huit pays de l’Union. Mais on n’a pas non plus constaté “un impact financier immense”.

“Les attentes étaient trop élevées”, pense Gerhard König, passé d’une belle carrière dans l’automobile, chez Porsche et l’équipementier Magna, à l’hôtellerie et la restauration dans cette région doucement montagneuse. Ici, ses clients sirotent du vin de pomme, randonnent, pratiquent le VTT, se ressourcent dans la nature et les petits villages blottis en fond de vaux.

Les vallées du Kahlgrund-Spessart.

Les vallées du Kahlgrund-Spessart.

Ses serveuses portent la robe bavaroise, pour plaire aux clients qui aiment les traditions. Mais, si l’on se trouve déjà dans le Land méridional si particulier, on reste loin de l’image véhiculée par les paysages alpins enneigés, les fêtes de la bière, le pittoresque château de Neuschwanstein et les hommes en culotte de peau. À 350 km de Munich, la capitale régionale, le Spessart est clairement tourné vers Francfort, la ville la plus riche d’Allemagne – “la pièce d’or”, selon Christpher Mehl – en Hesse. À Westerngrund comme à Gadheim, on se sent d’ailleurs souvent franconien avant d’être bavarois. Martina Edelmann l’illustre simplement : “Nous buvons du vin”.

La fierté d’avoir réussi

Une peinture murale à Westerngrund.

“Il y a plusieurs Bavière”, éclaire l’eurodéputée Monika Hohlmeier, élue du parti social-chrétien bavarois, la CSU. La fillede Franz Josef Strauß, plusieurs fois ministre fédéral et ministre-président du Land, vit elle-même en Franconie. “Quand on se trouve en Allemagne, on pointe nos différences, mais lorsque nous sommes hors du pays, nous sommes tous bavarois.” Les Franconiens ne se sentent plus considérés comme inférieurs aux autres Bavarois,ceux du sud, constate-t-elle, “cela a changé ces dernières années”.

Ce qui rassemble les quatre coins du Land, c’est aussi le sentiment d’avoir réussi, fort d’un pragmatisme et d’une efficacité élevés au rang de vertus cardinales. “Nous étions vraiment pauvres il y a 50 ans, nous n’avions pas d’industrie.

Nous nous sommes développés, nous avons investi dans nos campagnes, et pas seulement dans nos villes.

Monika Hohlmeier

Nous sommes fiers de ce que nous avons accompli. Nous avons réussi à atteindre le top niveau de l’Union européenne”, savoure l'eurodéputée, qui n’a qu’un conseil à donner aux gens du nord du pays, un peu olé olé : “Faites-le aussi !”.

“On vit bien ici, on n’a pas de problèmes d’argent, ni de chômage”, confirme Christopher Mehl, en dégustant un espresso sur la terrasse du glacier italien de Schöllkrippen. “Quand cela va bien, vous ne laissez pas la haine vous envahir.” Le revers de la médaille, c’est que les gens ont moins tendance à vouloir changer les choses et saisir de nouvelles opportunités, pense-t-il.

Européens depuis des siècles

À Westerngrund.

Depuis le centre de l’Union, et sa jolie vue sur les prairies et les bois environnants, on a du mal à imaginer que la région fut minière à une époque, et un haut lieu de l’industrie verrière. Qu’elle fut ravagée, vidée de ses habitants emportés par la peste ou la guerre de Trente ans, puis repeuplée par des Alsaciens, des Bohémiens ou des Italiens. Qu’elle fut sur la route des soldats de Napoléon, revenant de Russie dépenaillés, exténués, malades.

“Nous avons toujours été européens ici.”

Franz Kunkel

Les pieds dans la pelouse soignée sous drapeaux du centre de l’Union, il embraie: “Quand je suis ici, j’essaie d’imaginer ce que ressent quelqu’un qui se trouve en Finlande, maintenant, avec un renne qui passe près de lui ; ou quelqu’un qui se trouve au Portugal, de retour de la pêche, et voit ce qu’il a pris dans ses filets ; ou quelqu’un qui se trouve en Italie alors que débarquent des réfugiés sur sa petite île. Tout cela, on peut le ressentir ici.”

Si le lieu vit, c’est essentiellement grâce à une poignée de passionnés de l’idée européenne, comme lui et Marcus Eisel, chimiste de profession. Lorsque Westerngrund a été désigné comme EU Mittelpunkt, “le prêtre nous a dit que c’était un beau cadeau et qu’il fallait en faire quelque chose”, explique le second, depuis ce centre où il est venu avec un panier en osier, un thermos de café et des pains d’épice en forme de cœur. Tous les deux mois, une prière pour l’Europe, et un de ses pays membres,est d’ailleurs organisée ici. “Les gens n’en savent pas assez sur l’Union européenne. On sait ce qui ne va pas, mais on ne voit plus ce qui est positif. Comme dans les familles, il y a de bonnes et de mauvaises choses, mais on doit vivre ensemble”, c’est le message qu’essaie de faire passer Marcus Eisel.

“On vit avec…”

Schöllkrippen, à 3 km du centre de l'UE, est jumelée avec la commune polonaise de Kochanowice.

Se situer au centre de l’Union ne modifie pas vraiment les comportements cependant. Le bourgmestre de Gelnhausen, Thorsten Stolz, avait déjà pu l’observer. Il avait espéré que sa situation centrale, de 2007 à 2013, allait sensibiliser ses administrés à la chose européenne. Mais “le taux de participation aux élections européennes est resté aussi bas qu’ailleurs, à 30 %”, sachant que les législatives attirent habituellement 80 % de la population. Bref, “cela n’a pas eu d’influence sur l’acceptation de la construction” du vieux continent.

“La plupart des gens, on ne les entend pas. Ce n’est pas qu’ils se fichent de l’Europe – ils en aiment les bonnes choses, comme le fait de voyager sans frontières – mais ils ne se battent pas pour cela.”

Christopher Mehl

“L’Union européenne, c’est quelque chose de normal. C’est ici, cela existe, on n’y pense pas”, relève simplement Walter Dieck, bien qu’ils soient plusieurs, à Gadheim, à percevoir les fonds au titre de la politique agricole commune. “On vit avec, ce n’est pas un sujet de discussion, à part peut-être au bar, une bière à la main”, confirme Martina Edelmann, non sans pester contre la lourdeur administrative et les règles à foison qui rendent si difficile l’obtention d’une aide européenne. En même temps, ils savent qu’ils “ont besoin de l’Europe", note Monika Hohlmeier.

"Beaucoup de nos emplois dépendent des exportations. Notre richesse est liée au marché européen.”

Monika Hohlmeier

Évidemment, il y a toujours l’un ou l’autre “idiot” (dixit Christopher Mehl) pour mettre le feu à un des livres d’or du EU Mittelpunkt à Westerngrund, graver une croix gammée sur le plexiglas qui couvre la carte de l’Union ou disposer des croix noires annonçant “la mort de la nation allemande”

Face aux tourments du monde

Au centre de l'Union européenne.

Au plus fort de la crise de l’asile, les Bavarois avaient pesté contre l’Union européenne, et Angela Merkel qui avait choisi de ne pas fermer ses portes aux migrants, en répétant comme un mantra “Wir schaffen das”, nous y arriverons. “Dans l’État libre de Bavière, on chérit ses libertés, on n’aime pas les règles qui viennent de Berlin ou de Bruxelles”, affirme Monika Hohlmeier. Qui plus est, “les Bavarois n’aiment pas l’instabilité, ils deviennent désagréables quand quelque chose ne tourne pas rond”, décrypte-t-elle.

Quand ils ont vu déferler les migrants par leurs villages, ils l’ont eu mauvaise. “La population a eu l’impression que rien n’était sous contrôle. Or, on doit pouvoir contrôler nos frontières quand c’est nécessaire”, même au cœur de l’Union. Le ministre-président de Bavière, Horst Seehofer (CSU), connu pour son franc-parler, n’avait guère été tendre avec la chancelière qu’il avait sermonnée en public ; il en reste des traces. “Les querelles idéologiques entre la CDU et la CSU sont légions et font partie intégrante du folklore politique allemand”, analyse le politologue Hans Stark.

Au café de la Chapelle à Westerngrund.

Au café de la Chapelle à Westerngrund.

Mais, aujourd’hui, les Bavarois y sont arrivés, assure Mme Hohlmeier. “Nous sommes ouverts, nous avons l’habitude d’avoir des immigrés. Ce n’est pas la première fois qu’on fait face à une telle crise. Tous ceux qui veulent contribuer à notre Bavière sont les bienvenus. Nous sommes forts dans l’intégration. Quand on fait quelque chose, on le fait et on dépense en conséquence.” Face aux tourments du monde, les Bavarois, qui détestent l’insécurité, sont aussi devenus plus sensibles aux idéaux de paix véhiculés par l’Union européenne, dit-elle. “La possibilité qu’ils ne puissent plus voyager, plus choisir leur université ni le lieu où ils veulent travailler les inquiète. Ils sont plus au courant de ce qui se passe.”

En balade dans le Spessart, un vieil homme s’est assis sur le banc du centre de l’Union pour se reposer un peu. “Je suis né pendant la guerre, mon père a connu la guerre, mon grand-père a connu la guerre. Mes enfants et petits-enfants, eux, vivent en paix. Cela 70 ans que cela dure. Alors que la guerre est à nos portes, en Ukraine et en Syrie, il ne faudrait pas l’oublier.” Il a le regard franc,attend une réaction – on opine – puis remet sa casquette sur la tête, pour poursuivre sa route dans la forêt, son bâton de pèlerin en main.

Trouver le nombril de l’Europe

A l’époque où (ce qui s’appelait encore) la Communauté économique européenne (CEE) comptait douze membres (1), son centre avait été établi, par le très sérieux Institut national de géographie (IGN), à Saint-André-le-Coq en France. La réunification allemande, en 1990 dans la foulée de la chute du mur de Berlin, le déplaça jusqu’à Saint-Clément pour cinq ans, avant que l’adhésion de l’Autriche, de la Finlande et de la Suède en 1995 ne l’amène jusqu’en Belgique à Viroinval. Depuis 2004, le centre de l’Union se balade en Allemagne. A Kleinmaischeid, en Rhénanie-Palatinat, avec l’entrée de dix pays d’Europe centrale, baltique et méridionale (2). Puis à Gelnhausen, et plus particulièrement dans son village de Meerholz, en Hesse, grâce à l’arrivée de la Roumanie et de la Bulgarie en 2007.Mais la roue a aussi tourné pour la ville de l’empereur Barberousse, l’adhésion de la Croatie, en 2013, l’obligeant à transmettre le flambeau à Westerngrund, en Bavière, à une quinzaine de kilomètres de là. “Nous sommes le seul village à avoir eu le centre deux fois”, note Christopher Mehl. Lorsque Mayotte est officiellement devenue région ultra-périphérique de l’Union en 2014, le EU Mittelpunkt a été décalé de 500 mètres, tout en demeurant sur la commune. Alors Dieu seul sait s’il ne reviendra pas un jour par ici, par un curieux aléa de l’histoire. (S.Vt.)

(1) Les six fondateurs (Belgique, Luxembourg, Pays-Bas, Allemagne, France et Italie), auxquels se sont ajoutés le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark en 1973, la Grèce en 1981, puis l’Espagne et le Portugal en 1986.
(2) Estonie, Lettonie, Lituanie, Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Chypre et Malte.