Japan-ness

Tradition, modernité et futurisme.
70 ans d'architecture et d'urbanisme au Japon
au Centre Pompidou-Metz.

Une saison japonaise

En 2018, le Japon commémorera le 150e anniversaire de la restauration Meiji. La France célèbrera au même moment 160 ans de relations diplomatiques avec le Pays du Soleil Levant avec plusieurs expositions et événements. Le Centre Pompidou-Metz donne le coup d'envoi dès ce mois de septembre avec Japan-ness, exposition sur l'architecture japonaise depuis 1945 et premier volet d'une saison japonaise automnale, qui sera émaillé d'autres expositions, de concerts, de performances ou d'ateliers.

La restauration Meiji a fait entrer le Japon, jusque-là insulaire, dans la modernité et l'industrialisation. Depuis, tradition et modernité y cohabitent en permanence, objet de cette fascination durable qu'exerce l'archipel sur le reste du monde, et l'Occident en particulier.

Face visible de ce "choc des cultures", l'architecture japonaise contemporaine n'a jamais fait l'objet d'une synthèse. Japan-ness y remédie de façon exceptionnelle : jamais, à ce jour, une compilation globale et aussi riche en documents et maquettes originaux n'avait été présentée au public. Les deux commissaires de l'exposition, le Français Frédéric Migayrou et la Japonaise Yûki Yoshikawa, avaient déjà présenté une première version, plus modeste, à Kanazawa, au Japon, en 2014, qui fit date.

Une collection unique

Comme le souligne Frédéric Migayrou, "au Japon, faute de place, les architectes ne conservent que très peu de documents sur leur création". L'exposition de 2014 fut la première à rassembler autant d'archives d'architectes de renom, tels Kenzô Tange, Toyo Ito, Arata isozaki, Itsuko Hasegawa ou Tadao Ando - pour citer les plus fameux.
Constatant que le Français, conservateur en chef du département architecture du Centre Pompidou, avait acquis autant de pièces de leur patrimoine, les Japonais ont entrepris depuis de constituer leur propre fonds.

Une autre explication de ce désintérêt pratrimonial réside dans l'histoire même de l'architecture japonaise : "Jusqu'en 1910, le mot n'existait pas en japonais, rappelle Frédéric Migayrou. C'est la modernisation accélérée du pays, au contact des Occidentaux, qui l'introduit dans le vocabulaire." L'architecte allemand Bruno Taut, proche de Walter Gropius, signera en 1920 un livre-clé, "La maison japonaise et ses habitants", premier à caractériser les spécificités de l'architecture traditionnelle japonaise.

A partir des années 1930, les architectes japonais se tournent vers l'Occident, le futur et les matériaux modernes - un élan qui sera interrompu par la Seconde Guerre mondiale.

Impermanence et éphémère

Si ses praticiens n'ont guère constitué d'écoles ou de courants, et ont longtemps résisté à l'intellectualisation de leur pratique, il ne se dégage pas moins, à partir des années 1960, des tendances qui caractérisent l'architecture de l'archipel. L'impermanence et l'éphémère en sont un trait, dans un pays où la Nature apporte régulièrement son lot de destruction. Elles ont été renforcées par les évolutions sociales et économiques fulgurantes du pays entre 1950 et 1970.

Evolutive, en mutation constante, l'architecture japonaise moderne, innovante et organique, se définit essentiellement autour du mouvement dit "Métaboliste" dont l'apogée se situe en 1970 avec l'exposition universelle d'Osaka qui consacra aux yeux du monde le "miracle japonais".

Les 300 projets et bâtiments emblématiques que présente l'exposition à travers 45 maquettes et quelque 150 dessins ou plans originaux résument cette histoire passionnante. Elle est parallèle et liée à celle de l'architecture internationale, mais intègre une culture propre - ce "japan-ness" ou "japonité", néologisme du titre de l'exposition. Cette architecture à la fois familière et singulière, si aisément identifiable mais aussi si difficilement réductible à une définition monolithique.

Huit bâtiments
emblématiques

Maquette du CG Prostho Museum Reasearch Center
© Kengo Kuma & Associates / Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian

Centre pour le paix (Hiroshima)

Kenzô Tange, 1952

Kenzô Tange, Centre pour la paix, Hiroshima, 1952.
© Kenzo Tange / Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

Kenzô Tange, Centre pour la paix, Hiroshima, 1952.
© Kenzo Tange / Kochi Prefecture, Ishimoto Yasuhiro Photo Center

L'exposition s'ouvre sur un gigantesque photo-montage d'Arata Isozaki des ruines d'Hiroshima. Réalisé en 1968, il intègre des structures modernes. Ce "ground zero" du bombardement atomique, symbole de destruction extrême marque le point de départ du parcours de l'exposition, qui suit la reconstruction du Japon, à partir des années 1950, et l'évolution de son architecture. En 1952, Kenzô Tange conçoit avec Takashi Asada et Sachio Ôtani le Centre pour le paix d'Hiroshima. Ce parallélipipède de béton et de verre, reposant sur pilotis, est l'un des premiers projets phares de la nouvelle architecture japonaise. Son style est hérité de Le Corbusier que visitèrent nombre d'architectes japonais à partir des années 1930. En 2006, le bâtiment est devenu la première oeuvre architecturale postérieure à 1945 à être classée au patrimoine des biens culturels. On peut voir à l'exposition le dessin d'élévation original. En 1964, Tange signera aussi pour les Jeux Olympiques les Halles olympiques de Tokyo.

Ville sur la mer (Tokyo, non réalisé)

Arata Isozaki, 1959

Kiyonori Kikutake, Ville sur la mer, projet non réalisé, 1959
© Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet/Dist. RMN-GP
© Kiyonori Kikutake

Kiyonori Kikutake, Ville sur la mer, projet non réalisé, 1959
© Centre Pompidou, MNAM-CCI/Jean-Claude Planchet/Dist. RMN-GP
© Kiyonori Kikutake

Les années 1960 sont celles du développement économique et technologique du Japon et de la frénésie de construction. Des architectes comme Kishô Kurokawa, Masato Ôtaka ou Fumihiko Maki imaginent de nouvelles expansions urbaines, faites de mégastructures et de bâtiments modulaires et futuristes. Arata Isozaki imagine une série de projets de "villes dans les airs" pour les quartiers tokoyïtes de Shinjuku (1960), Shibuya (1962) et Marunouchi (1963). Sur de gigantesques mâts d'accrochage se seraient greffés des modules d'appartements ou de bureaux, remplaçables au fil des ans et des besoins. Les quartiers sont "entablés" sur des dalles de béton surélevées, doublant la surface d'occupation, avec espaces commerciaux ou parkings souterrains. Dès 1958, Kiyonori Kikutake propose des "villes sur la mer" : sur un sol artificiel gagné sur la mer, de gigantesques tours auraient été constituées de blocs d'habitation modulables interchangeables. Les blocs désaffectés auraient été jeté à la mer, pour constituer des nids à poissons... Cette architecture évolutive fut appelé "Métabolisme".

Tour Capsule Nagakin (Tokyo)

Kishô Kurokawa, 1972

Kishô Kurokawa, Tour capsule Nakagin, 1972.
© Kishô Kurokawa / Makoto Ueda

Kishô Kurokawa, Tour capsule Nakagin, 1972.
© Kishô Kurokawa / Makoto Ueda

Application concrète du Métabolisme, cette tour de treize niveaux fut la première occurence d'expérimentations présentées lors de l'exposition universelle d'Osaka, en 1970. Les studios/capsules sont arrimés en grappes sur un tronc en acier et béton armé. Leurs dimensions, extrêmement réduites, reprennent la mesure du tatami (2,3 x 3,8 x 2,1 mètres), unité de référence des superficies dans l'habitat traditionnel japonais. Préfabriquées en usine, les capsules purent être montées en trente jours. Potentiellement prévues pour être modulables et remplaçables, elles ne le furent jamais. Symbole des postulats métabolistes, la Tour Nagakin incarne en réalité leur échec : le non-renouvelement des unités d'habitations et la dégradation des matériaux ont fait de la tour l'exemple même d'une architecture brutaliste et sans âme. On peut néanmoins trouver son héritage dans les "capsule hotels", ces hôtels-ruches pour navetteurs qu'on trouve à proximité des gares dans les métropoles japonaises.

Maison-Visage (Kyoto)

Kazumasa Yamashita, 1974

Kazumasa Yamashita, Face House (Maison Visage), Kyoto, 1974
© Courtesy of Kazumasa Yamashita, Architect et Associés / Ryuji Miyamoto

Kazumasa Yamashita, Face House (Maison Visage), Kyoto, 1974
© Courtesy of Kazumasa Yamashita, Architect et Associés / Ryuji Miyamoto

L'apogée du Métabolisme est atteint lors de l'exposition universelle de 1970 àOsaka. Mais alors que le Japon occupe la pointe de la modernité technologiqueet industrielle, la critique de son modèle de société commence à poindre. Unenouvelle génération d'architectes imaginent une architecture moins aliénante(s), plus joyeuse, à dimension «pop»,notamment avec les «bâtiments-images», comme la Maison-Visage deKazumasa Yamashita, manifeste contre l'uniformité du modernisme doctrinaire oules villes futuristes tentaculaires. Elle répond aussi à la nécessité derationalisation des parcelles de construction de plus en plus réduites etchères, comme ce fut le cas dès 1966 avec la «Tower House» deTakamitsu Azuma, à Tokyo, constituée de six niveaux sur une surface au sol deseulement 20m² – prototype et manifeste de l'habitat urbain dans le Japonmoderne.

Ark (clinique dentaire, Kyoto)

Shin Takamatsu, 1983

”Ark”, Clinique dentaire , Takamatsu Shin.
© Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP
 droits réservés

”Ark”, Clinique dentaire , Takamatsu Shin.
© Centre Pompidou, MNAM-CCI/Philippe Migeat/Dist. RMN-GP
droits réservés

Parallèlement aux «bâtiments-images» se développe un courant de «bâtiments-machines». Cette architecture, qui peut être reliée au courant du steam-punk dans les arts visuels, dénonce et magnifie à la fois le monde industriel. Les lignes des bâtiments évoquent des pièces de machines d'usine ou de moteur. Une variante, agrégeant architecture-images et architecture-machine, a aussi donné naissance à des constructions ressemblant à des robots sortis tout droit d'un manga ou d'un dessin animé japonais - comme une autre clinique dentaire de Shin Takamatsu, Pharaoh, construite à Kyoto en 1984.

Eglise de la Lumière (Osaka)

Tadao Andô, 1989

Tadao Ando, Eglise de la lumière, Osaka, Japon (1987-1989)
© Tadao Ando / Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian

Tadao Ando, Eglise de la lumière, Osaka, Japon (1987-1989)
© Tadao Ando / Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Georges Meguerditchian

A partir des années 1980, l'architecture se veut plus réfléchie et conceptuelle. La nouvelle génération rompt avec la fascination technologique et industrielle, revenant à une vision simple, épurée et plus harmonieuse de l'habitat ou du bâtiment. Dans une sorte de retour aux sources, l'architecture japonaise affirme alors une réflexion sur l'espace, les matériaux et la lumière. L'autodidacte Tadao Andô va incarner cette architecture minimaliste avec plusieurs créations emblématiques, comme l'Eglise de la Lumière ou la Maison Azuma, à Osaka, discrète façade aveugle de béton vue de la rue, mais construite en modules autour d'un puits de lumière et d'un jardin intérieurs, dans une réinvention des préceptes de l'habitat traditionnel japonais.

House NA (Tokyo)

Sou Fujimoto, 2011

Sou Fujimoto, House NA, 2011 
© Sou Fujimoto / Iwan Baan

Sou Fujimoto, House NA, 2011
© Sou Fujimoto / Iwan Baan

Dans le prolongement du courant minimaliste, l'architecture japonaise va aussi devenir «light». C'est l'architecture de la disparition, celle qui se fait discrète, s'effaçant derrière la fonctionnalité et la légèreté desconstructions. Toyo Ito en est le chef de file. Son chef-d'oeuvre reste à ce jour la Médiathèque de Sendai, bâtiment public d'un rare équilibre des proportions, aux espaces mêlant avec simplicité l'extérieur et l'intérieur («espaces fluides et continus à l'infini»), tout en répondant aux normes sismiques en s'appuyant sur une structure d'angle faite de pilônes révolutionnaires.
Sou Fujimoto, rare femme de sa confrérie, est une des fers de lance de l'architecture de la disparition. Sa maison NA est un assemblage léger et asymétrique de piliers fins et de murs de verre qui forment vingt et une plateformes. Elle répond aux normes sismiques, rigoureuses au Japon, tout en offrant une respiration dans un espace urbain saturé.

Centre de recherche du musée Prostho (Kasugai)

Kengo Kuma, 2010

Kengo Kuma, GC Prostho Museum Reasearch Center, Kasugai, 2010.
© Kengo Kuma / Daici Ano

Kengo Kuma, GC Prostho Museum Reasearch Center, Kasugai, 2010.
© Kengo Kuma / Daici Ano

L'agence SANAA (de Kazuyo Sejimaet Ryûe Nishizawa) participe aussi de l'architecture de la disparition, notamment avec le Musée d'art contemporain du XXIe siècle de Kanazawa, extraordinaire espace circulaire et lumineux où les salles d'exposition fermées alternent avec des atriums à ciel ouvert et dont le mur d'enceinte n'est qu'une gigantesque baie vitrée.
Le vétéran Kengo Kuma (né en 1954), fervent promoteur de "l'effacement" de l'architecture, réconcilie tradition et avant-garde en excluant l'utilisation de matériaux étrangers et en privilégiant la terre, le bambou, la pierre volcanique ou le papier. Il applique le principe de répétition des unités constitutives du bâtiment et propose des structures généralement ouvertes, où les frontières entre intérieur et extérieur sont brouillées. Le Centre de recherche du musée Prostho, à Kasugai, est l'aboutissement virtuose de ses préceptes. Sa structure en treillis s'inspire du chidori, jeu d'assemblage traditionnel en bois, avec un jeu de tiges juxtaposées en prismes. La composition en grille du bâtiment n'empêche pas les asymétries, qui créent un rythme visuel, tout en conférant à l'ensemble une légèreté. Au-delà du parti pris esthétique, ce mikado structurel facilite aussi l'accrochage des oeuvres, avec une infinité d'agencements possibles.

Japan-ness. Architecture et urbanisme au Japon depuis 1945
Du 9 septembre 2017 au 8 janvier 2018

Commissariat :
Frédéric Migayrou, Directeur adjoint et conservateur en chef du département architecture du Centre Pompidou - Musée national d’art moderne, Paris.
Yûki Yoshikawa, chargée de recherche et d’exposition, Centre Pompidou-Metz.

Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr

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Programme spécial Japon jusqu'au 14 mai 2018