Angela Merkel

La chancelière a toutes les chances d'exercer un quatrième mandat.
Retour sur le parcours hors norme de la femme la plus puissante du monde.

Portrait
Sabine Verhest

On les imagine nombreux, les dirigeants, à rêver de connaître son secret. Angela Merkel a beau s'être lancée dans la course à un quatrième mandat, après douze années passées à la chancellerie, elle reste populaire. Comment fait-elle, Mutti, pour continuer à plaire ? On saisit mieux sa longévité lorsqu'on se rappelle qu'elle a travaillé avec trois présidents américains (George W. Bush, Barack Obama et Donald Trump), quatre chefs d'Etat français (Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron) et quatre premiers ministres britanniques (Tony Blair, Gordon Brown, David Cameron et Theresa May).

Emmanuel Macron et Angela Merkel sur le perron de l'Elysée le 28 août 2017.© François Mori \/ AP

Emmanuel Macron et Angela Merkel sur le perron de l'Elysée le 28 août 2017.
© François Mori / AP

L’image qu’elle projette – celle d’une Allemande comme les autres –, la simplicité qui émane d’elle, avec ce côté sans chichi ni ostentation, lui assurent un large soutien. La femme la plus puissante du monde, comme l'a qualifiée à plusieurs reprises le magazine américain “Forbes”, sait rester à la hauteur du commun des mortels. Elle, qui a expérimenté la dictature pendant 35 ans, n'a d'ailleurs aucune envie d'être le leader du monde libre. Elle trouve cela "grotesque et absurde".

Elle habite dans un petit immeuble berlinois au bord de la Spree et fait ses courses au supermarché; elle aime lire et écouter de l’opéra. Elle jardine dans sa datcha du Brandebourg, prépare de la soupe aux pommes de terre et se ressource au contact de la nature. De ces moments de vie normale, elle tire force et tranquillité. Les photos estivales, qui la montrent avec sa chemise à carreaux, son pantalon à poches et ses chaussures de marche, témoignent de cette simplicité rafraîchissante. À Bruxelles, on la voit faire la file au buffet de petit-déjeuner de son hôtel, savourer une bière avec ses collaborateurs, acheter un cornet de frites à la place Jourdan.

Angela Merkel achète des fruits et légumes au marché de Barth.© Stefan Sauer \/ AFP

Angela Merkel achète des fruits et légumes au marché de Barth.
© Stefan Sauer / AFP

Celle qui est passée pour la mère-la-rigueur de l’Union européenne, l’intransigeance incarnée face à une Grèce contrainte d'expier sa faute, peut aussi saisir l’ironie d’une situation et se montrer pleine d’humour. Une anecdote, que rapporte la journaliste Florence Autret dans l’ouvrage qu’elle a consacré à la chancelière, "Angela Merkel. Une Allemande (presque) comme les autres" (Tallandier), l’illustre à merveille. Lors d’un Conseil européen, la chancelière allemande lança au premier ministre néerlandais, dont un carnet faisait une bosse dans le pantalon : "Is that a gun in your pocket, or are you just glad to see me ?" (© l'actrice américaine Mae West). Elle est comme cela, Angela Merkel, elle est rigolote et elle aime s’amuser.

Une protestante pragmatique

© John MacDougall / AFP

Pourtant, sa popularité a souffert ces deux dernières années. Les critiques à l’encontre de sa politique d’asile conciliante, y compris au sein de sa propre famille politique, l’avaient déstabilisée; en 2016, les revers électoraux régionaux de son parti, l’Union chrétienne-démocrate (CDU), n'auguraient rien de bon. L'arrivée sur la scène nationale de l'ex-président du parlement européen, Martin Schulz, avait presque donné des ailes au parti social-démocrate (SPD) en début d'année. Mais c'est la CDU qui a remporté les scrutins régionaux en 2017. Et la chancelière, qui a su se montrer à la hauteur de sa réputation, guidée par les valeurs protestantes issues de son éducation, a connu un retour en grâce.

Les Allemands apprécient son pragmatisme dans l’action, qui les prémunit contre le dogmatisme et/ou l’idéologie de façade. Ils admirent ses principes et savent bien que sa carrière à elle ne s'achèvera pas dans un scandale financier (comme Helmut Kohl) ni un pantouflage amoral dans le privé (comme Gerhard Schröder). "Ni visionnaire ni grande stratège, elle est un génie de la négociation et du calcul, avec un instinct moral chevillé au corps, qui lui vient d'en bas, de ses racines, de son enfance. Le mélange de ces caractères donne deux Merkel."

"Il y a Merkel et Angela. La comptable et l'humaniste. La moralisatrice au petit pied et la moraliste au grand cœur."

Marion Van Renterghem, dans "Angela Merkel. L'ovni politique" (Les Arènes).

La chancelière réfléchit logiquement, mûrit ses décisions avec lenteur. "In der Ruhe liegt die Kraft", a-t-elle coutume de dire: la force réside dans le calme. Elle temporise parfois longtemps, en effet – ce qui avait le don d'irriter Nicolas Sarkozy -, et peut en venir à changer de position si nécessaire. Cela fait partie de son intelligence tactique. Mais, ce faisant, elle prête aussi le flanc à ceux qui lui reprochent de ne pas avoir de boussole ni de positions ancrées dans des convictions.

À la chancellerie, le 6 septembre 2017.© Markus Schreiber \/ AP

À la chancellerie, le 6 septembre 2017.
© Markus Schreiber / AP

Quand l’éditeur de dictionnaires Langenscheidt avait sollicité les jeunes internautes pour élire le mot de l’année 2015 reflétant l’évolution de la langue, ils avaient plébiscité "merkeln", un verbe tiré du nom de la chancelière pour signifier "ne rien faire", "ne prendre aucune décision". Les mesures les plus douloureuses ont été endossées par ses prédécesseurs et elle-même n'est à l'origine d'aucune réforme structurelle d'envergure. Elle "n'a à son actif ni l'œuvre de réunification d'un Helmut Kohl, ni l'impact des réformes économiques de Gerhard Schröder", pointe le politologue Hans Stark.

Certains trouveront toutefois la critique injuste. Parce que des décisions fortes, elle en a prises et non des moindres: en abandonnant la conscription, en sortant son pays du nucléaire après la catastrophe de Fukushima, en laissant ses frontières ouvertes pour laisser passer les demandeurs d’asile syriens coincés en Hongrie. “Wir schaffen das”, nous y arriverons, affirma-t-elle le 31 août 2015, puis plusieurs fois encore (non sans concéder un an plus tard qu’elle ne le reformulerait plus ainsi). Son humanité lui imposait de protéger la dignité de ces hommes et ces femmes en danger. Son éthique protestante, qui a forgé son identité, tient probablement autant de place que la raison politique dans son esprit.

"Dans les cas de conscience", dit-elle, "les valeurs comptent". La foi aussi. À Hugo Müller-Vogg, qui a recueilli ses propos en 2005 pour en faire "Mein Weg" (Hoffmann und Campe), elle déclara: "La perspective que Dieu existe me permet de rester humble: ne pas toujours se croire le centre du monde, accepter les autres, être conscient de ses défauts, de ses erreurs. "Aime ton prochain comme toi-même", je trouve cette idée remarquable.

En politique, l'amour du prochain conforte dans l'idée qu'il faut prendre en compte les autres.

Angela Merkel, dans "Mein Weg".

La foi me rend plus indulgente envers moi-même et envers les autres et elle me permet de ne pas me noyer sous les responsabilités. Si j'étais athée, cela me paraîtrait bien plus difficile de porter une telle charge. La foi est pour moi un soulagement."

D’Ouest en Est

Angela Merkel jeune, à gauche sur la photo. © Reporters

Angela est née du bon côté du rideau de fer, à Hambourg le 17 juillet 1954, dans une famille d’ascendance polonaise - son père est originaire de Poznan, sa mère est née à Gdansk. Sa vie aurait pu être tout autre si, quelques mois après sa naissance, son père, le pasteur Horst Kasner, n’avait pas répondu à l’appel de sa hiérarchie pour aller perpétuer et renforcer le culte protestant en RDA. L'homme, sévère, nourrissait une certaine sympathie pour l'idéologie socialiste. La petite famille s’établit près de Templin, au nord de Berlin, alors que le communisme faisait fuir des milliers d’Allemands de l’Est. Angela grandit là, avec son frère et sa sœur, parmi les enfants handicapés de l’institution dont s’occupait son père.

© https:\/\/www.angela-merkel.de

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Elle était intelligente, particulièrement forte en mathématiques et en russe – une compétence qui lui permettra plus tard de converser avec Vladimir Poutine, lui-même germanophone après avoir été en poste en Allemagne pour le KGB. Sa mère, aujourd’hui octogénaire, lui disait de travailler dur – mais sans se faire remarquer - et elle s’y appliquait. Dans "Angela Merkel. L'ovni politique", le professeur de mathématiques de son adolescence, Hans-Ulrich Beeskow, raconte qu'il n'a jamais eu élève plus douée qu'elle. "Angela s'attaquait aux problèmes par un cheminement souvent différent et plus rapide que celui proposé par le corrigé académique. Elle avait une pensée logique, une grande capacité analytique et elle se battait jusqu'au bout pour y arriver. (...) C'était déjà cela sa force. Depuis que je l'observe au pouvoir, je reconnais son intelligence tactique."

L’université, que ses origines sociales et familiales ne lui prédestinaient pas, au paradis des prolétaires, lui ouvre ses portes en 1973. Angela opte pour les sciences, un domaine où "la vérité n’est pas si simple à déformer". À Leipzig, elle peut échapper à l’ennui de la campagne et à la tutelle de ses parents. Elle aime sortir, boire et chanter.

Au Nouvel An 1973.© Reporters

Au Nouvel An 1973.
© Reporters

Avec Ulrich Merkel en 1975.© D.R.

Avec Ulrich Merkel en 1975.
© D.R.

Elle noue une idylle avec Ulrich Merkel, qu’elle épouse en 1977 "parce que tout le monde se mariait". L’amour fou, ce sera pour plus tard. Le divorce est prononcé en 1982, mais elle garde le nom de son ex-mari qui le porte comme un fardeau. Et c’est ainsi que, vingt-cinq ans plus tard, Nicolas Sarkozy gratifiera Joachim Sauer, l’éminent professeur de chimie devenu le discret compagnon d’Angela, d’un "M.Merkel". Sauer: elle ne portera jamais ce nom qui signifie "aigre" en allemand – pas terrible quand on fait de la politique.

Elle l'avait rencontré à Berlin-Est, où elle avait entamé sa carrière scientifique, à l’Académie des sciences d’Adlershof. Elle y passa sa thèse de doctorat en 1986, et menait une petite vie rangée de chercheuse en chimie-physique.

Avec Joachim Sauer, son compagnon qu'elle épousera en 1998.© Belga

Avec Joachim Sauer, son compagnon qu'elle épousera en 1998.
© Belga

Ses années sous la dictature lui ont appris la prudence et l'art de tracer sa route sans se faire remarquer,dans un pays où chacun sait qu'il doit réfléchir à ce qu'il peut dire et à qui. Elle y a expérimenté la pesanteur de la suspicion et le quotidien d’une société sous surveillance. Elle y a acquis l'art de jongler avec des situations contradictoires, ce qui lui servira pour diriger ses coalitions gouvernementales. Elle participa aussi aux jeunesses communistes, dont elle fut responsable de la... propagande, mais ne fit apparemment que ce qui était nécessaire pour sa survie sociale.

De la chute du Mur à l’Allemagne réunifiée

© AFP

La chute du mur de Berlin, qu’elle avait l’habitude de longer pour se rendre au travail en S-Bahn, la prit presque par surprise. Elle sortait du sauna, le jeudi 9 novembre 1989, quand elle constata que le poste-frontière de la Bornholmerstrasse était ouvert. Au lieu d’aller boire une bière comme d’habitude, elle passa de l’autre côté. Sans folie extatique ni enthousiasme débordant, si l'on en croit le récit qu'elle en fera.

Angela Merkel a 35 ans et va se passionner pour la politique – fini, l’Académie des sciences. Elle frappa d’abord à la porte du Renouveau démocratique, où se retrouvent beaucoup de protestants, comme elle, pour en devenir la porte-parole efficace dans le désordre de la chute du Mur. "Angela Merkel maîtrisait le chaos de façon incroyable", se souvient Andreas Apelt, cofondateur du parti, cité par Marion Van Renterghem.

"Elle a une façon tranquille de penser rationnellement sans se laisser gagner par les émotions. Ce calme, c’est sa plus grande force."

Andreas Apelt, cofondateur du Renouveau démocratique.

Et lorsque Lothar de Maizière (CDU) prit la tête du dernier gouvernement est-allemand, élu pour disparaître à la faveur de la Réunification, il en fit sa porte-parole adjointe.

Mais le destin d’Angela Merkel se révélera plus grand que cela.

À l’époque, Helmut Kohl cherchait une femme, jeune et originaire d’Allemagne de l’Est, pour lui confier les clefs d’un ministère “mou”. Lothar de Maizière lui suggéra Angela Merkel, protestante pleine de modestie qui séduira son électorat dans la circonscription de Stralsund, lors du premier scrutin législatif de l’Allemagne réunifiée.

Sa première campagne électorale, en 1990, dans une cabane de pêcheurs sur l'île de Rügen.© https:\/\/www.angela-merkel.de

Sa première campagne électorale, en 1990, 
dans une cabane de pêcheurs sur l'île de Rügen.
© https://www.angela-merkel.de

Peu importe si la politicienne en herbe, humble et mal fagotée, héritait d’un portefeuille croupion, celui des Femmes, de la Jeunesse et des Sports, dans un gouvernement noyauté par des hommes de l’Ouest, catholiques et fiers d’eux-mêmes. Elle en profita pour faire patiemment ses armes. Et reçut, en 1994, le portefeuille de l’Environnement et de la Sécurité nucléaire qui l’excitait déjà davantage. Elle se montra droite et habile dans son apprentissage du pouvoir, réglant les problèmes en aparté, en tête à tête ou au téléphone, directement. Plus tard, elle fera un usage effréné du sms (que certains ont rebaptisé "short merkel service").

La plume acérée qui tue le père

© Johannes Eisele / Reporters

Mais, en 1998, Helmut Kohl se vit jeté dans l’opposition par le social-démocrate Gerhard Schröder. La déroute de la CDU fit d’Angela Merkel la nouvelle secrétaire générale du parti. C’est l’époque où les scandales financiers éclaboussaient la figure du père de la Réunification. “Das Mädchen”, la gamine, comme la surnommait Helmut Kohl avec affection et un brin de condescendance, signa alors d’une plume polie l’assassinat politique du mentor qu’elle avait tant admiré, dans une lettre ouverte publiée par la “Frankfurter Allgemeine Zeitung” quelques jours avant Noël 1999. Elle y accusait l'ancien chancelier de "causer du tort" à la CDU et appelait le parti à s’émanciper, "comme quelqu'un arrivé à l'âge de la puberté".

Personne n’avait vu venir le coup de la quadragénaire, qui n’attise pas le désir des hommes ni ne suscite la jalousie des femmes. Avant que son profil ne s’adoucisse pour en faire la “Mutti” - la mère - de la nation, Angela Merkel savait se montrer machiavélique.

"Je ne suis pas vaniteuse, je sais utiliser la vanité des hommes."

Angela Merkel

Ainsi s’est-elle hissée à la présidence du parti chrétien-démocrate en 2000. Mais s’imposer sur ses troupes restait difficile, surtout en essayant de les rallier sur un ton si monocorde. Fine, elle laissa alors Edmund Stoiber, le patron de la CSU (l'allié traditionnel de la CDU), affronter Gerhard Schröder dans la bataille pour la chancellerie. Tant mieux finalement, car le Bavarois en sortit battu – de justesse mais battu quand même – et la patience d’Angela Merkel s’en trouva récompensée.

Le 22 novembre 2005, elle prit possession du bureau de 140 mètres carrés au septième étage de la chancellerie en bord de Spree.

© Michael Kappeler \/ Reporters

© Michael Kappeler / Reporters

Elle peina à asseoir son autorité au cours de son premier mandat arraché de justesse à un Gerhard Schröder enragé. Mais aujourd'hui, douze ans plus tard, elle est incontournable sur la scène politique allemande. Une valeur sûre, garante de la stabilité et la sécurité si chères aux Allemands, dans une Europe rongée par les populismes de droite et de gauche. Une présence rassurante, symbole de la permanence dans un monde troublé. En bonne élève d’Helmut Kohl, elle a réussi à écarter tous les concurrents possibles: personne d’autre qu’elle, dans les rangs chrétiens-démocrates, ne serait en mesure de remporter les élections aujourd’hui. Mais, comme le note le politologue Hans Stark, "même en Allemagne la vie politique d'un chancelier chrétien-démocrate peut avoir une fin" et "c'est souvent le quatrième mandat qui sonne le glas". Rendez-vous dans quatre ans.

© Daniel Roland / AFP