LE PROLOGUE
Valentin Liradelfo - "Risze"

Jeudi 2 mai, 13h30, Herstal. Il fait gris et il pleut. Dans sa chambre peu éclairée qu’il partage avec son chat, Valentin Liradelfo, alias « Risze », se prépare à une session d'entrainement. Cet après-midi, le jeune homme de 26 ans qui mesure près d’un mètre nonante, accompagné de son équipe « LeStream », affronte la « Team Vitality ». « L'un de mes partenaires de jeu a du retard. On débutera finalement à 15h », annonce-t-il. Les coéquipiers s’échangent quelques blagues afin de détendre l'atmosphère, via « Discord », le logiciel de communication à distance. Ce qui captive tant Risze et ses partenaires, c’est Rainbow Six Siege, un jeu de tir dans lequel s’affrontent deux factions. L’objectif est simple : une équipe tente de désamorcer une bombe pendant que l’autre l’en empêche. La victoire revient à la première équipe qui atteint son objectif. Une partie complète se remporte lorsque le compteur affiche sept victoires.
Entre les deux entraînements quotidiens et les analyses des parties, les journées de Valentin sont chargées. Et c’est sans compter les démarches administratives chronophages. Car tout comme les échecs, l’eSport n’est pas reconnu en tant que discipline sportive en Belgique. Le statut de gamer professionnel n’existe pas. « Vu que l’état ne reconnaît pas réellement cette profession, c’est parfois difficile de se situer au niveau des impôts : ce qui est taxé, ce qui ne l’est pas, etc. J’ai engagé un comptable, ça m’aide un peu. Mais c’est un milieu où il est difficile de se projeter. »

Lorsque les entraînements n'ont pas lieu, il stream, c’est-à-dire qu’il anime et diffuse une partie en direct sur la plateforme web « Twitch ». « Ça me rapporte un revenu non négligeable mais je le fais surtout pour le plaisir. Et puis ça me permet de m’entraîner individuellement, c’est important. Et si aucune activité liée aux jeux vidéo n'est prévue, je passe du temps avec ma femme et mes amis. » Amis qu'il voit, d'ailleurs, bien plus rarement depuis qu'il est devenu professionnel. « Ça m'ennuie… Mais bon, c'est un choix de vie », déplore-t-il.
LA QUÊTE

Avant sa carrière dans le gaming, le jeune homme enchaîne les petits boulots et finit vendeur à temps plein chez Apple. Mais, depuis ses 16 ans, il n’a qu’une obsession : faire des jeux vidéo son métier. À la sortie de Rainbow Six Siege, un ami lui propose de tester le jeu. Depuis, il n’en démord pas. Ses performances lui permettent de se rapprocher de son rêve mais son boulot l’en empêche. Il passe donc à un mi-temps, avant de remettre sa démission. Finie aussi la terre battue, il accroche sa raquette de tennis au mur de sa chambre, à côté de ses médailles et d’un certificat Apple. Valentin entend désormais s’adonner pleinement à sa passion.
Depuis deux ans, il tire la majorité de ses revenus de son activité de joueur. À ce jour, il a récolté approximativement 20.000 dollars de prix, selon le site esportsearnings.com. Et c’est sans compter le salaire mensuel fixe au sein de son équipe « LeStream ». Un salaire qu’il qualifie de « légèrement au-dessus de la moyenne, entre 1300 et 1500 euros ».
Gagner de l’argent en jouant aux jeux vidéo, c'est donc désormais possible. Cependant, un cercle restreint de joueurs parvient à en vivre. Devenir professionnel demande beaucoup de sacrifices, de motivation et de temps. D’après la Flemish Games Association (FLEGA), la Belgique compte plus de quatre millions de gamers actifs sur smartphone, PC ou console. Parmi eux, 380 joueurs gagnent de l’argent en participant à des compétitions.
Valentin a été soutenu par sa mère et ses frères. Son père, par contre, n'a pas toujours accueilli ce choix de vie avec enthousiasme. « Il vient d'un milieu ouvrier. Il accorde une grande importance à la certitude salariale. Et en la matière, il n'y a rien de pire que l'eSport », explique-t-il. « Quand je lui ai annoncé que j’allais probablement arrêter de bosser, il n’était pas trop d’accord. Il était très inquiet. C'était plus un comportement protecteur, il ne voulait pas m’empêcher de vivre. » Aujourd'hui, le père est apaisé. « Les sommes d’argent récoltées lors des compétitions le rassurent et je pense qu’il en est fier. »
Valentin est un compétiteur né. Peu importe le domaine, « que ce soit dans le tennis ou les jeux vidéo », il a toujours voulu être au top. Comme les plus grands sportifs, il espère marquer l’histoire de sa discipline. Sur la scène eSport, il dispose d’ailleurs d’une certaine notoriété, mais Risze garde les pieds sur terre. « À la Paris Major, il y avait 2000 personnes dans la salle. Le public nous acclamait, c’était magique ! Mais si je marche dans la rue, personne ne va me reconnaître. »
La Paris Major fait partie des plus gros événements européens liés à Rainbow Six Siege. À l’époque, Risze jouait pour l’équipe Millenium. Les cinq gamers sont ressortis de ce tournoi avec un cash price de 12.250 dollars. Dix pour cent de cette somme ont été versés au club et le reste a été divisé équitablement entre les joueurs, le coach et le manager.
Outre l’aspect compétitif, le jeu vidéo lui procure des émotions qu’il dit n’avoir jamais eu l’occasion d’expérimenter ailleurs. « La tristesse, la colère, la joie… Rien que ça, ça suffit à faire quelqu’un. Je suis des plus heureux quand je gagne et je suis abattu quand je perds. Mais je suis convaincu que ça fait de moi quelqu’un de meilleur. »


LE BOSS DE FIN

À l'instar d'un athlète traditionnel, un eSportif ne peut pas jouer aux jeux vidéo avec la même intensité et la même performance toute sa vie. La carrière des professionnels excède rarement les trente ans. Risze constate aussi que ses aptitudes diminuent. « À 18 ans, je pouvais jouer toute la journée et je n’étais jamais rassasié ou fatigué. Aujourd’hui, je fais une partie sur quatre cartes différentes et je suis sur les genoux… »
Un jeu tel que Rainbow Six Siege demande une concentration colossale. Il faut pouvoir anticiper les mouvements des adversaires et coéquipiers, tout en restant focalisé sur ses propres actions. Une partie à un niveau professionnel requiert entre 45 minutes et une heure de concentration extrême. Même entre deux rounds, les joueurs n'ont pas vraiment de répit. « On débrief la partie qu’on vient de terminer et on discute des ajustements que l’on va faire pour la suivante », raconte le jeune homme.
À bientôt 27 ans, Risze fait office de vétéran dans la ligue. Il ne lui reste plus que quelques années avant de mettre un terme à sa carrière. Un événement que le joueur professionnel appréhende. Il aspire à une reconversion dans le milieu de l'eSport. Ces nouvelles disciplines créent une multitude d’emplois : coach, analyste, manager, community manager… Même s’il travaillera toujours au sein d’un secteur qu’il affectionne, le jeune homme ignore s’il sera autant épanoui que durant sa carrière de gamer professionnel. « Sinon, dans le pire des cas, je retournerai travailler en tant que vendeur… Je ne serai peut-être pas heureux. Ça me fait vraiment peur. J’y pense tous les jours ! J’espère juste que la chute ne sera pas trop dure… », confie-t-il la gorge nouée.


