Un petit air de Bataville

Si on veut savoir ce que désindustrialisation veut dire en France, il faut voir Bataville, où furent fabriquées jusqu’en 2001 les célèbres chaussures sous le slogan "Pas un pas sans Bata". Tout ce qui se dit aujourd’hui dans la campagne électorale française,au nom du protectionnisme et de la mondialisation, a été vécu à Bataville.

Situé en Lorraine à 60 km de Nancy, ce site exceptionnel, inspiré par une architecture fonctionnaliste et utopiste, a abrité aux plus belles heures jusqu’à 2600 ouvriers. Ses bâtiments industriels sont aujourd’hui quasi vides tandis que la cité ouvrière attire des habitants de la région.
Lorsqu’il a lancé Bataville en 1931, Thomas Bata s’inspirait de son usine fanion de Zlin, en Tchécoslovaquie. Influencé par l’Américain Henry Ford,le fondateur du groupe Bata rêvait d’usines implantées dans la campagne, sans syndicats, autosuffisantes, où les ouvriers étaient logés à proximité et encouragés à pratiquer le sport. Il s’installa en France... car Paris, dans ces années de crise, avait adopté des mesures protectionnistes et menaçait de fermer le marché français à ses chaussures.

Thomas Bata jeta son dévolu sur le site de Hellocourt, où une ferme allait lui assurer la production des peaux du cuir et la nourriture pour la cité. Sur cinq cents hectares de forêt et de champs, il fit construire l’usine sur base du plan de l’architecte Frantisek Lydie Gahura, un disciple de Le Corbusier. Il ajouta un tennis, une piscine, un aérodrome pour le vol à voile, un cinéma, une boulangerie, une église et bien sûr des petites maisons coquettes, en briques rouges, entourées de haies, dont certaines bordent des étangs. L’ensemble est classé "Patrimoine du XXè siècle".

L'usine

L'usine

La cité ouvrière

La cité ouvrière

L'ancienne salle des fêtes

L'ancienne salle des fêtes

L'église date des années soixante.

L'église date des années soixante.

"Les Tchèques avaient le souci du bien-être des gens. L’argent tournait".

Gérard Kelle, maire de Réchicourt, 31 ans chez Bata.

"Les Tchèques avaient le souci du bien-être des gens. L’argent tournait. Bata ne voulait pas voir d’oisifs ou d’inactifs. On partait faire du tennis. Il y avait une fanfare. On amenait les supporters en bus", nous raconte Gérard Kelle, maire de Réchicourt et ouvrier pendant 31 ans chez Bata.

Mais trois quarts de siècle plus tard, l’usine est déserte. Les habitations ont été vendues une par une et les maires des deux communes sur lequel le site est construit, Réchicourt et Moussey, se battent pour le faire revivre avec des artisans locaux et de jeunes entrepreneurs, espérant qu’un jour une activité plus conséquente reviendra.

La chronique du déclin est éclairante.

La chronique du déclin

Thomas Bata rêvait de chausser le monde entier, avec des produits bon marché. Il subit, dès 1936, les pressions de la concurrence française qui fait adopter une loi anti-Bata qui interdit toute nouvelle construction de fabrique de chaussures "sauf autorisation". Le milieu français du cuir, de la chaussure et de la cordonnerie, émietté en de nombreuses PME, accusait Bata de "mettre en danger la vie d’un demi-million de Français" employés dans le secteur.

C’était un climat de repli sur soi, sur fond de menace nazie et de rhétorique antisémite.

Très vite aussi, le coût de production devint trop élevé en France. Pour Gérard Kelle, le déclin a débuté dès le choc pétrolier de 1974. "Les matières premières ont flambé. Il y avait des prêts à 9-10 %. Les syndicats ont demandé des hausses de salaires. On disait déjà à l’époque qu’une chaussure passant d’un bâtiment à un autre à Bataville coûtait plus cher que si elle était produite à Madagascar" , dit-il.

En 1986, Bata décide de baisser les salaires pour accroître la compétitivité de sa filiale française par rapport à son réseau international. "Les meilleurs sont partis à cause de cela" , se souvient Gérard Kelle. De fil en aiguille, le nombre d’employés a baissé de même que la production tant et si bien que quand Bata France a déposé son bilan en décembre 2001, il n’y avait plus que 250 à 300 personnes sur le site lorrain.

L’usine française suivait le même destin que celle de Forest (Bruxelles), fermée en 1990 et devenue depuis un ensemble de lofts. La présence au Canada a été totalement liquidée en 2007. La filiale suisse, où se trouve le QG de Bata, a été fermée en 2016. Les magasins de Bata ont quasiment disparu de l’Hexagone , mais prospèrent ailleurs, notamment en Inde où le groupe gère cinq fabriques de chaussures et deux tanneries.

Les "oubliés de la mondialisation" sont l’un des thèmes majeurs de Marine Le Pen, chantre de la "préférence nationale".
Mais le maire de Moussey sympathise avec François Fillon, qui lui aussi ratisse dans cette France profonde et rurale. Patron d’une PME de 30 personnes, Jean-Paul Leroy se plaint des charges sociales qui pèsent en France ("Pour chaque euro donné à un employé, c’est 1,8 euros de charge qui va à l’Etat"), du taux d’impôt des sociétés de 33 %, de la bureaucratie envahissante et des taxes foncières qui pèsent sur sa commune alors que l’usine de Bataville est fermée depuis belle lurette.

"Les trucs des tribunaux m’ont tellement irrité que j’ai parrainé Fillon", dit-il. "Macron, c’est le petit-fils de Hollande".

Jean-Paul Leroy, maire de Moussey