Benoît Sokal,
auteur à 360°

Le créateur de l'Inspecteur Canardo
livre Syberia 3, son sixième jeu vidéo.
Rencontre avec le plus multimédia
des auteurs de bande dessinée.

Benoît Sokal est de retour en Syberia. L'auteur de bandes dessinées, créateur de l'inspecteur Canardo, livre un troisième épisode de ce jeu vidéo multiplateformes. A 62 ans, il reste à cet égard, comme il le dit lui-même, "un ovni", parmi ses confrères à conter des histoires autant sous forme de bandes dessinées que de jeu électronique.

Treize ans après Syberia 2, on retrouve l'avocate new-yorkaise Kate Walker dans une Sibérie rêvée, fantasmée, marquée par les grandes tragédies du siècle passé - soit la catastrophe de Tchernobyl.
Après avoir trouvé l’île de Syberia à la fin du titre précédent, Kate a repris son emploi d’avocate à New York. Mais une nouvelle mission la ramène en Russie. Les aléas la font échouer dans les steppes sibérienne.

Au début de Syberia 3, Kate est recueillie par des membres de la tribu des Youkols, vus dans Syberia 2. Elle se réveille dans un hôpîtal, aux côtés d’un enfant-oracle qui va la persuader d'aider sa tribu à accompagner les autruches des neiges dans leur migration, un voyage rendu compliqué par les conséquences du réchauffement climatique.Ce jeu d'aventure et d'action, édité par Mikroïds, une société française, utilise un mode de gameplay interactif désormais familier des joueurs. Aux "commandes" de Kate, on peut dialoguer avec différents protagonistes, en choisissant le mode de dialogue (amical, neutre, inquisiteur), ce qui influencera peut-être les réactions. On explore aussi les décors intérieurs et extérieurs, en quête d'indices ou d'objet qui font avancer l'intrigue.

Le point fort de Syberia 3 demeure l’univers imaginé par Benoît Sokal. "Je n'ai pas l'impression de changer de métier quand je passe de l'un à l'autre média : il s'agit toujours de raconter une histoire."

Un des premiers déclics qui le poussa à développer "L'Amerzone", son premier jeu vidéo, sorti en 1999, fut le mythique jeu "Myst". Un jeu d'aventure pratiquement dénué d'action dont l'attrait était qu'il permettait au joueur d'explorer avec beaucoup de liberté un univers fantastique.

"J’y ai tout de suite vu une nouvelle manière de raconter des histoires. On pouvait casser le schéma immuable de la narration linéaire de la bande dessinée ou du cinéma".

L'auteur se souvient aussi de ce parallèle : “quand au début des années 90 j’ai vu que mes enfants avaient la même fascination pour les jeux vidéo que moi à leur âge quand je découvrais le nouveau numéro du Journal de Tintin, je me suis dit que toute la BD allait migrer vers le jeu vidéo. Je pensais que Casterman allait devenir Ubisoft…”

A l'époque, le père de Benoît Sokal, branché technologie, lui avait offert un ordinateur Apple haut de gamme. Après en avoir tâté pour créer des images numériques, Sokal avait pu bénéficier du matériel de son éditeur de l'époque, Casterman, qui explorait aussi ce que ces outils pouvaient apporter au monde de l'édition. "J'ai commencé à travailler sur l'idée d'un contenu interactif pour CD-Rom, qui est devenu un jeu vidéo".

Après le premier L'Amerzone, qui marque les esprits par son caractère pionnier, Sokal a signé les deux premiers Syberia (2002-2004), puis Paradise (2006) et L'Ile noyée (2007), dont il ne cache pas qu'ils furent des échecs commerciaux.

Près de vingt ans après ses débuts dans le jeu vidéo, le bédéaste doit bien constater - à son grand regret - que sa prophétie ne s’est pas réalisée : les publics des bédéphiles et des gamers restent très cloisonnés et les éditeurs BD comme Casterman sont restés sur leur core business - du moins en Europe.

"Ce sont un peu des ghettos qui s'ignorent. Peut-être parce que cela prend du temps et coûte de l'argent. Rares sont ceux qui passent de l'un à l'autre." Il est vrai aussi que le public BD, en France et en Belgique, tend à vieillir, alors que les jeux vidéos phagocytent toujours plus le jeune public. Mais cela ne l'a pas empêché de s'attaquer à Syberia 3...

"Les pays de l'Est sont pour moi
une contrée exotique
comme put l’être l’Amazonie
pour les auteurs
du début du XXe siècle."

Ce qui reste le plus important pour Benoît Sokal, est de créer des ambiances, d'emmener le joueur dans un autre monde, le tout avec des graphismes soignés. Syberia 3, bien que récit d’anticipation, a pour prémisses des éléments bien réels.

“La source d’inspiration principale reste toujours les pays de l’Est. Ils sont pour moi une contrée exotique, méconnue, comme put l’être l’Amazonie pour les auteurs du début du XXe siècle.” L’auteur rappelle aussi que sa famille a des origines ukrainienne et autrichienne.

“Je trouve fascinant que Tchernobyl, lieu d’une catastrophe nucléaire, soit devenu une espèce d’énorme réserve naturelle où des loups déambulent au milieu des ruines. J’y ajoute une fête foraine abandonnée. Je voulais revisiter le siècle qui venait de s’écouler”.

Lui-même confesse être fasciné par des jeux comme Assassin's Creed, qui recréent des villes et des époques oubliées ou fantasmées. Bien sûr, Syberia est conçu avec des moyens plus modeste que le jeu-star d'Ubisoft. Sokal et son équipe ont travaillé avec un budget de "3 à 4 millions d'euros", ce qui est extrêmement modeste (un jeu comme Assassin's Creed dépasse les 20 millions de budget).

Sokal conserve aussi une approche "transmédia". La sortie de Syberia 3 s'accompagne de celle d'un très bel Art Book, compilant toutes les recherches graphiques du jeu. Mais sont aussi publié un roman pour "jeunes adultes" (chez Laffont) et une bande dessinée signée par son fils Hugo Sokal, avec Johann Blais. Elle regroupe des histoires centrées sur certains protagonistes de l'univers.

"Contrairement à la bande dessinée,
dont les codes narratifs sont figés depuis Tintin,
ceux du jeu vidéo évoluent sans cesse."

Pour réaliser ses jeux, Sokal s'entoure évidemment d'équipe de professionnels, souvent plus jeune, bien au fait des évolutions. Lui développe l'univers et la trame générale des histoires, ensuite le brainstorming devient collectif pour créer une dynamique de jeu suffisamment captivante pour le joueur.

"C'est une confrontation constructive : moi je privilégie l'histoire, eux le jeu". Bien sûr, les jeux de Sokal restent atypiques dans le tout-venant de la production, reposant beaucoup sur l'ambiance et la qualité des graphismes.

"Contrairement à la bande dessinée, dont les codes narratifs sont figés pratiquement depuis Tintin, ceux du jeu vidéo évoluent sans cesse, sans compter la technique."

Pendant le développement de Syberia 3, les premiers jeux en réalité virtuelle à 360°, sont apparus. Sokal y voit évidemment un potentiel énorme, qui l'attire comme créateur. "J'ai des discussions avec les gens de chez Sony. Ils sont en quête de jeux contemplatifs" confie-t-il. Pour lui, l’avenir réside en partie là.

A 62 ans, plus que tout autre auteur de bande dessinée, Benoît Sokal sait que pour garder un jeune public, il se doit d’explorer ces nouveaux horizons, qui s’élargissent chaque jour un peu plus.

Syberia 3, un jeu Microïds sur PlayStation 4, Xbox One, PC/Mac. Pegi 12

Plusieurs livres accompagnent la sortie du jeu :
- Art Book, éd. Huginn & Muninn, 192 p.
- Syberia, bande dessinée, Benoî Sokal, éd. du Lombard
- Syberia, roman, Dana Skoll et Benoît Sokal, éd. Michel Lafon