Dans sa Maison solidaire, Shan vit une vie ordinaire

Dans sa Maison solidaire, Shan vit une vie ordinaire

Trouver une alternative au placement en institution. C’est l’ambition qui anime les parents de Shan.
Agée de 21 ans, leur fille est atteinte d’un syndrome rare. Pour lui permettre de vivre normalement, ils ont ouvert une Maison solidaire, qu’elle partage avec deux étudiants.

Reportage
Manon Legrand

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Shan nous attend de pied ferme. Quand elle ouvre la porte, elle affiche un large sourire, avant de se réfugier, timide, dans son salon. Elle décroche les photos de nos visages scotchés à son panneau journalier, entre l’ image d’un chat, d’un lit, d’un train ou d’une omelette.
C’est ce qui attend Shan pour la journée. Tout son programme est illustré du lever au coucher. Et c’est comme ça pour tous les jours de la semaine. Son agenda hebdomadaire en images est affiché au-dessus du divan. Car Shan, atteinte d’un syndrome rare, le syndrome d’Angelman, ne parle pas. Elle communique donc avec des gestes, des photos et images plastifiées, ou des images virtuelles sur sa tablette. Son syndrome entraîne en outre un retard mental sévère, une hyperactivité, des troubles de la mobilité ou encore des troubles du sommeil.

Laura est devenue une des assistantes de Shan après avoir vécu dans la Maison solidaire quand elle était étudiante.

« On ne naît pas handicapé »

Shan vit dans cette maison bruxelloise depuis 2014. Cette « Maison solidaire », elle la partage avec deux colocataires, appelées les « solidaires ». « Ce projet est né d’un constat et d’une posture radicale : Shan n’ira jamais en institution », explique son père, Thierry Van Goubergen.

« Pendant deux ans et demi, on a vécu normalement avec un enfant normal, puis on nous a dit qu’elle était porteuse d’un handicap grave. La veille encore, on la regardait et tout allait bien. Du jour au lendemain, mon regard porté sur elle s’est rempli d’émoi. Cet événement m’a fait comprendre que le handicap n’apparaît que par le regard de l’autre. Le handicap est une notion construite. Personne ne naît handicapé. »

Thierry Van Goubergen, papa de Shan

Avec cette maison, voisine de la leur, les parents de Shan ont voulu offrir à leur fille une vie libre et autonome. Une vie normale, en fait. Shan n’y est jamais seule. Outre ses deux colocataires, qui assurent une veille nocturne deux fois par semaine, trois assistantes se relayent pour l’accompagner dans son quotidien. Un système mis en place par ses parents il y a une dizaine d’années déjà.

La Fondation Shan veut essaimer

La Fondation a été créée en 2005 par les parents de Shan avec pour objectif de construire avec leur fille son projet de vie. Un mot d’ordre guide tous leurs choix : la liberté.
Dans un premier temps, la Fondation a mis sur pied le système d’assistance personnelle, rendu possible grâce à un budget de la Région flamande. Ce système créé en 2000 en Flandre octroie une aide financière aux personnes handicapées ou à leurs représentants légaux. « Ce système révolutionnaire est très développé en Suède et au nord du pays, beaucoup moins à Bruxelles et en Wallonie », explique Thierry Van Goubergen, père de Shan et psycho-pédagogue.

La Fondation a pu s’entourer de trois assistantes à temps partiel qui encadrent Shan dans tous les aspects de sa vie. «Assister s’entend comme créer un binôme, pour la faire vivre, pas pour l’éduquer », précise-t-il. Le critère d’engagement ne repose d’ailleurs pas sur la formation des assistants mais bien sur leurs valeurs. « Un jour, une assistante m’a dit qu’elle n’aimait pas trop le contact physique, essentiel dans la relation avec Shan. C’était donc inenvisageable de l’engager. »

Depuis 2014, la Fondation Shan a ouvert la Maison solidaire, un habitat « kangourou » où cohabitent Shan et deux locataires. Ceux-ci, en échange d’un loyer de 350 euros tout compris, assurent l’accompagnement nocturne de Shan deux fois par semaine.
Shan est actuellement en recherche d'un nouveau colocataire solidaire (infos et contact ci dessous).

La Fondation Shan a aussi pour volonté de s’inscrire dans un combat plus collectif : changer le regard sur le handicap, le libérer. Dans ce cadre, elle organise plusieurs conférences au cours de la période 2017/2018 autour du thème : « Libérer le handicap : désinstitutionnaliser au quotidien ».
Au programme : la gestion d’un habitat solidaire, la mise en place d’une fondation ou encore un focus sur le « nouveau métier » d’assistance personnelle. L’occasion d’informer les parents, d’insuffler de bonnes pratiques et de voir se multiplier les alternatives à l’institution.

INFOS : Fondation Shan. 109 Boulevard Lambermont. 1030 Bruxelles. info@fondationshan.be
http://www.fondationshan.be

Tomates crevettes et cache-cache

Il est l’heure de manger. Laura, l'assistante de Shan pour cette matinée, brandit l’image « tomates crevettes », le menu de ce midi. Shan tend sa tablette aux invités du jour pour qu’ils choisissent leur boisson.
La jeune fille de 21 ans déplace son petit corps énergique, un plateau à la main pour mettre la table. Elle aime voir du monde. On le voit à son sourire et à sa gestuelle. Le balancement de ses bras signifie ainsi « les amis ». Suivent quelques coups sur la table que Laura traduit par « bon appétit». Ou encore ses mains se touchant la gorge pour raconter qu’elle va voir « des chats » l’après-midi.

Laura connaît Shan par cœur. Il y a trois ans, elle vivait à la Maison solidaire en tant qu’étudiante. A la fin de ses études de psychologie, les parents de Shan lui ont proposé de rejoindre l’équipe d’assistantes. « Une assistante a beaucoup plus de responsabilité qu’une solidaire, explique-t-elle. Au début, c’était un choc culturel ! J’étais découragée car je ne comprenais pas toujours ce qu’elle voulait me dire et je la sentais frustrée. Il fallait gérer les crises. Aujourd’hui, on a établi une relation de confiance. Je suis son assistante et son amie. Parfois, je lui dis même quand j’en ai marre. »

Shan communique avec des gestes ou en s'aidant de photos, d'images plastifiées ou d'images virtuelles sur sa tablette

Shan mange ses crevettes avec appétit tout en montrant à plusieurs reprises à Laura la photo du troisième invité du jour, le photographe, qui n’est toujours pas arrivé.
Shan se crispe, s’impatiente. S’il est banal pour nous, ce retard de quelques dizaines de minutes est perturbant dans son univers à elle, où le temps s'écoule différemment. « Sa notion du temps est très abstraite. Deux heures ne représentent rien pour elle », précise Laura. Elle baisse le ton de sa voix, la rassure, lui reparle des chats qu’elle ira voir en train. Autant de façon de la rassurer, de l’apaiser.
Sur l’un des murs du salon, est affiché un document intitulé «Nous sommes la montre de Shan » avec plusieurs conseils comme « découper les séquences, figer le temps, placer un monde ralenti pour Shan, diminuer l’attrait du présent si blocage ou encore modifier nos comportements pour influer sur la perception du temps de Shan ».
« On la suit de très près. On fait du sur-mesure. Aucun détail n’est laissé au hasard puisque la moindre petite chose peut entraîner une frustration », souligne le père de Shan.

La vie de Shan est ainsi ponctuée d’activités à l’extérieur: sorties au restaurant, activités sportives, culturelles,... A la maison, les assistantes veillent sur elle, mais ne font pas de l’occupationnel. «On crée un environnement favorable à son initiative afin qu’elle reste autonome », poursuit son assistante. Avec son énergie débordante, Shan improvise une partie de cache-cache, prend la pose avec lunettes de soleil et chapeaux dont elle a une grande collection.
Des tranches de vie banales pour une enfant devenue grande. « Shan mène une vie normale, avec ses bonheurs et ses contraintes. Elle a un lieu de vie à soi. Elle peut manger des sushis le soir devant la télé. Ce qui lui serait impossible en institution », raconte son père.

« Mettre en valeur la vulnérabilité »

Depuis son enfance, les parents de Shan expérimentent et mettent en place des projets afin d’assurer le bien-être de leur fille. En opposition à la vision médicale du handicap, ils n’hésitent pas à se plonger dans les sciences sociales et la philosophie pour mieux comprendre et appréhender la réalité de leur fille.
Récemment,ils ont ainsi trouvé dans l’éthique du « care » une façon innovante d’améliorer le quotidien de Shan. Cette philosophie, développée par des féministes anglo-saxonnes, défend une « société du soin à l’autre », dans laquelle le soin, pris en charge aujourd’hui majoritairement par les femmes, serait partagé entre tous les individus.
« La philosophie du care met en valeur la vulnérabilité, souligne Thierry Van Goubergen, elle affirme que nous sommes tous vulnérables et le serons tous à un moment de notre vie. Cela veut dire que nous sommes tous dépendants. S’en rendre compte, c’est permettre l’empathie et renforcer le lien social. »

Dans le quotidien de Shan, pratiquer le « care » signifie être attentif à elle et à son environnement, même sur des détails, à répondre à ses besoins, « dans la mesure du possible ou mieux de l’impossible », souligne son père. Cette façon de faire repose sur l’expérimentation, l’essai-erreur, les ajustements. « Avant, beaucoup de choses passaient au bleu, que ce soit une ampoule cassée, une griffe sur la jambe de Shan ou même un sentiment de tristesse qui semblait la traverser. Aujourd’hui, on compile les petits et grands maux au quotidien et on essaye d’y répondre », explique son assistante Laura.

Une mise au défi

Cette maison offre-t-elle un peu de répit aux parents de Shan ? « Pas du tout, bien au contraire ! Cela demande beaucoup d’énergie tant dans l’administratif que la gestion quotidienne », souligne Thierry Van Goubergen, qui ne compte pas les heures consacrées à la Fondation pour « répondre aux besoins auxquels la structure sociale ne répond pas ». Et de citer l’exemple du transport : « Le Moniteur belge stipule, noir sur blanc, que Shan ne peut pas prendre le tram. Nous renversons la chose. Le tram n’est pas capable de prendre en charge Shan et nous essayons d’y remédier. »

« Aujourd’hui, on a établi une relation de confiance. Je suis son assistante et son amie. Parfois, je lui dis même quand j’en ai marre. »

Laura assiste Shan dans sa vie quotidienne

Chaque jeudi, l’équipe – c’est-à-dire Shan, ses parents, les «solidaires » et les assistantes – se retrouvent à la maison de Shan pour gérer cette petite entreprise, pour enrichir et affiner leur pratique quotidienne. Ces réunions sont aussi l’occasion de creuser des thèmes comme la dignité ou l’éthique du care (lire-ci dessus), avec l’appui, notamment de philosophes.
La gestion est aussi au jour le jour. Après chaque temps passé avec Shan, ses assistantes écrivent le compte-rendu de la journée afin d’assurer le suivi. Elles prennent aussi des photos ou tournent des petits films. Une mémoire visuelle dans laquelle la jeune fille aime se plonger.

« Avec Shan, j’ai l’impression d’avoir appris une nouvelle langue, découvert un nouveau monde et mis à l’épreuve mon background théorique », s’enthousiasme son assistante. Et de confier que cette boule d’énergie la met aussi au défi : « Je fais plein de choses que je ne ferais pas si j’étais seule, en public. Elle m’a appris aussi à écouter, à voir et être plus sensible à mon non-verbal ».
Pour les parents de Shan, cette aventure dure depuis plus de 20 ans. « Shan montre que lemonde n’appartient pas qu’aux raisonnables », souligne son père. Et cet « utopiste pragmatique » comme il se décrit - et surtout résolument optimiste - de conclure : « Shan éclaire comme une torche les coins sombres de notre humanité. »

Photos : Olivier Papegnies / Collectif Huma
Vidéo : Christel Lerebourg